Révolte dans les universités

Révolte dans les universités

Par Chris Hedges

Une publication ScheerPost


Démocratie Répression Droits de l’homme
Palestine Israël États-Unis
Article

Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais


Les étudiants des universités de tout le pays (États-Unis), confrontés à des arrestations massives, des suspensions, des expulsions et des renvois, sont notre dernier et meilleur espoir d’arrêter le génocide à Gaza.

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PRINCETON, NEW JERSEY — Achinthya Sivalingam, étudiante diplômée en relations publiques à l’université de Princeton, ne savait pas en se réveillant ce matin que, peu après 7 heures, elle rejoindrait des centaines d’étudiants à travers le pays qui ont été arrêtés, expulsés et interdits de campus pour avoir protesté contre le génocide à Gaza.

Elle porte un sweat-shirt bleu, luttant parfois contre les larmes, lorsque je lui parle. Nous sommes assis à une petite table du café Small World, sur Witherspoon Street, à un demi-pâté de maisons de l’université où elle ne peut plus entrer, de l’appartement qu’elle ne peut plus habiter et du campus où, dans quelques semaines, elle devait obtenir son diplôme.

Elle se demande où elle va passer la nuit.

La police lui a donné cinq minutes pour récupérer des objets dans son appartement.

« J’ai pris des choses au hasard », dit-elle. « J’ai pris des flocons d’avoine pour une raison quelconque. J’étais vraiment désorientée. »

Les étudiants protestataires de tout le pays font preuve d’un courage moral et physique — beaucoup d’entre eux risquent la suspension et l’expulsion — qui fait honte à toutes les grandes institutions du pays. Ils sont dangereux non pas parce qu’ils perturbent la vie du campus ou qu’ils s’en prennent aux étudiants juifs — beaucoup de ceux qui protestent sont juifs —, mais parce qu’ils exposent l’échec abject des élites dirigeantes et de leurs institutions à mettre un terme au génocide, le crime des crimes. Ces étudiants regardent, comme la plupart d’entre nous, le massacre en direct du peuple palestinien par Israël. Mais, contrairement à la plupart d’entre nous, ils agissent. Leurs voix et leurs protestations constituent un puissant contrepoint à la faillite morale qui les entoure.

Aucun président d’université n’a dénoncé la destruction par Israël de toutes les universités de Gaza. Aucun président d’université n’a appelé à un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel. Aucun président d’université n’a utilisé les mots « apartheid » ou « génocide ». Aucun président d’université n’a appelé à des sanctions et au désinvestissement d’Israël.

Au lieu de cela, les dirigeants de ces institutions universitaires se prosternent devant les riches donateurs, les entreprises — y compris les fabricants d’armes — et les politiciens de droite enragés. Ils réorientent le débat autour du préjudice causé aux Juifs plutôt que sur le massacre quotidien des Palestiniens, incluant des milliers d’enfants. Ils ont permis aux agresseurs — l’État sioniste et ses partisans — de se présenter comme des victimes. Ce discours trompeur, qui se concentre sur l’antisémitisme, permet aux centres de pouvoir, y compris les médias, d’occulter le véritable problème, à savoir le génocide. Il contamine le débat. C’est un cas classique d’« abus réactif ». Il suffit d’élever la voix pour dénoncer l’injustice, de réagir à un abus persistant, de tenter de résister, et l’agresseur se transforme soudain en victime.

L’université de Princeton, comme d’autres universités à travers le pays, est déterminée à mettre un terme aux campements appelant à la fin du génocide. Il semble qu’il s’agisse d’un effort coordonné par les universités de tout le pays.

L’université était au courant du projet de campement à l’avance. Lorsque les étudiants ont atteint les cinq sites de rassemblement ce matin, ils ont été accueillis par un grand nombre de membres du département de la Sécurité publique de l’université et du département de la Police de Princeton. Le site du campement prévu devant la bibliothèque Firestone était rempli de policiers. Et ce, malgré le fait que les étudiants n’aient pas utilisé les courriels de l’université et se soient limités à ce qu’ils pensaient être des applications sécurisées. Parmi les policiers ce matin, se trouvait le rabbin Eitan Webb qui a fondé et dirige la Chabad House de Princeton. Selon des étudiants activistes, il a participé à des événements universitaires pour attaquer verbalement ceux qui appellent à la fin du génocide en les qualifiant d’antisémites.

Alors que la centaine de manifestants écoutait les orateurs, un hélicoptère tournait bruyamment au-dessus de leur tête. Une banderole, accrochée à un arbre, affichait « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ».

Les étudiants ont déclaré qu’ils poursuivraient leur protestation jusqu’à ce que Princeton :

  • se sépare des entreprises qui « profitent de la campagne militaire de l’État d’Israël en cours » à Gaza ou qui y participent,

  • mette fin à la recherche universitaire « sur les armes de guerre » financée par le département de la Défense,

  • adopte un boycott académique et culturel des institutions israéliennes,

  • soutienne les institutions académiques et culturelles palestiniennes

  • et plaide en faveur d’un cessez-le-feu immédiat et inconditionnel.

Mais, si les étudiants tentent à nouveau d’ériger des tentes — 14 tentes ont été démontées après les deux arrestations de ce matin —, il semble certain qu’ils seront tous arrêtés.

« C’est bien plus que ce à quoi je m’attendais », déclare Aditi Rao, étudiante en doctorat de lettres classiques. « Ils ont commencé à arrêter des gens sept minutes après le début du campement. »

Rochelle Calhoun, vice-présidente de Princeton chargée de la vie sur le campus, a envoyé mercredi un courriel de masse pour avertir les étudiants qu’ils pourraient être arrêtés et expulsés du campus s’ils érigeaient un campement.

« Toute personne — impliquée dans un campement, une occupation ou tout autre comportement perturbateur illégal — qui refuse de cesser après un avertissement sera arrêtée et immédiatement exclue du campus », a-t-elle écrit. « Pour les étudiants, une telle exclusion du campus mettrait en péril leur capacité à terminer le semestre. »

Ces étudiants, ajoute-t-elle, pourraient être suspendus ou renvoyés.

Sivalingam a croisé l’un de ses professeurs et l’a supplié de soutenir la manifestation. Il l’a informée qu’il allait être titularisé et qu’il ne pouvait pas participer. Le cours qu’il donne s’intitule « Marxisme écologique ».

« C’était un moment bizarre », dit-elle. « J’ai passé le semestre dernier à réfléchir aux idées, à l’évolution et au changement civil, comme au changement social. C’était un moment fou. »

Elle se met à pleurer.

Quelques minutes après 7 heures, la police a distribué aux étudiants qui montaient les tentes un tract intitulé « Avertissement de l’Université de Princeton et avis de non-intrusion ». Le tract indiquait que les étudiants étaient « engagés dans une conduite sur la propriété de l’Université de Princeton qui viole les règles et les règlements de l’Université, constitue une menace pour la sécurité et les biens d’autrui, et perturbe les opérations régulières de l’Université : cette conduite inclut la participation à un campement et/ou la perturbation d’un événement de l’Université ». Le tract précise que les personnes qui se livrent à la « conduite interdite » seront considérées comme des « intrus provocateurs en vertu du droit pénal du New Jersey (N.J.S.A. 2C:18-3) et sujettes à une arrestation immédiate ».

Quelques secondes plus tard, Sivalingam a entendu un officier de police dire « Attrapez ces deux-là ».

Hassan Sayed, doctorant en économie d’origine pakistanaise, a participé avec Sivalingam au montage de l’une des tentes. Il était menotté. Sivalingam a été attachée avec un lien à glissière si serré qu’elle a perdu la circulation dans ses mains. Ses poignets sont couverts d’ecchymoses sombres.

« Il y a eu un premier avertissement de la part des flics : “Vous êtes en train de violer la propriété” ou quelque chose comme ça, “C’est votre premier avertissement” », raconte Sayed. « C’était un peu fort. Je n’ai pas entendu grand-chose. Soudain, on m’a passé les mains dans le dos. À ce moment-là, mon bras droit s’est un peu crispé et ils m’ont dit “Vous résistez à l’arrestation si vous faites ça”. Ils m’ont passé les menottes. »

L’un des agents qui ont procédé à l’arrestation lui a demandé s’il était étudiant. Lorsqu’il a répondu par l’affirmative, ils l’ont immédiatement informé qu’il était banni du campus.

« Pour autant que j’aie pu entendre, aucune mention des charges retenues. On m’emmène dans une voiture. Ils me fouillent un peu. Ils me demandent ma carte d’étudiant. »

Sayed a été placé à l’arrière d’une voiture de la police du campus, avec Sivalingam qui souffrait à cause de l’attache zip. Il a demandé aux policiers de desserrer le lien, ce qui a pris plusieurs minutes, car ils devaient la sortir du véhicule et les ciseaux n’arrivaient pas à couper le plastique. Ils ont dû trouver des pinces coupantes. Ils ont été emmenés au poste de police de l’université.

Sayed a été dépouillé de son téléphone, de ses clés, de ses vêtements, de son sac à dos et de ses AirPods, puis placé dans une cellule de détention. Personne ne lui a lu ses droits Miranda.

On lui a de nouveau dit qu’il était interdit de séjour sur le campus.

« Est-ce une expulsion ? », a-t-il demandé.

La police du campus n’a pas répondu.

Il a demandé à appeler un avocat. On lui a dit qu’il pourrait appeler lorsque la police serait prête.

« Il est possible qu’ils aient parlé d’intrusion, mais je ne m’en souviens pas très bien. En tout cas, je n’en ai pas été informé. »

On lui a dit de remplir des formulaires sur sa santé mentale et de préciser s’il prenait des médicaments. Puis, on l’a informé qu’il était inculpé pour « intrusion provocatrice ».

« Je leur ai répondu : “Je suis étudiant, en quoi est-ce une intrusion ? Je vais en cours ici.” Ils ne semblent pas avoir de bonne réponse. Je réitère en demandant si le fait d’être banni du campus constitue une expulsion, car je vis sur le campus. Ils se contentent de me dire “interdit de campus”. J’ai dit que ça ne répondait pas à la question. Ils disent que tout sera expliqué dans la lettre. J’ai demandé “Qui rédige la lettre ?” et on m’a répondu “Le doyen de l’établissement supérieur”. »

Sayed a été conduit à son logement sur le campus. La police du campus ne lui a pas laissé ses clés. On lui a donné quelques minutes pour prendre des objets comme son chargeur de téléphone. Ils ont fermé la porte de son appartement à clé. Lui aussi a trouvé refuge dans le café Small World.

Pour ses vacances d’été, Sivalingam retourne souvent au Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde où elle est née. La pauvreté et la lutte quotidienne des personnes qui l’entourent pour survivre « font réfléchir » (« sobering »), dit-elle.

« La disparité entre ma vie et la leur, la façon de réconcilier ces choses dans le même monde », se confie-t-elle, la voix tremblante d’émotion. « J’ai toujours trouvé cela très bizarre. Je pense que c’est de là que vient une grande partie de mon intérêt pour la lutte contre les inégalités, pour la capacité à considérer les personnes en dehors des États-Unis comme des êtres humains, comme des personnes qui méritent d’avoir une vie et de la dignité. »

Elle doit maintenant s’adapter à son exil du campus.

« Je dois trouver un endroit où dormir, le dire à mes parents, mais il va y avoir une petite discussion ; et trouver des moyens de m’engager dans le soutien et la communication en prison parce que je ne peux pas être là, mais je peux continuer à me mobiliser. »

L’histoire américaine comporte de nombreuses périodes honteuses. Le génocide que nous avons perpétré contre les peuples indigènes. L’esclavage. La répression violente du mouvement ouvrier, qui a entraîné la mort de centaines de travailleurs. Le lynchage. Jim et Jane Crow. Le Vietnam. L’Irak. L’Afghanistan. La Libye.

Le génocide de Gaza, que nous finançons et soutenons, est d’une ampleur tellement monstrueuse qu’il occupera une place de choix dans ce panthéon du crime.

L’histoire ne sera pas tendre avec la plupart d’entre nous. Mais, elle bénira et vénérera ces étudiants.

Sources :


Source de l’illustration d’en-tête : Mr. Fish
Where Have All the Flowers Gone
https://scheerpost.com/2024/04/25/chris-hedges-revolt-in-the-universities/

 

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