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Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais |
Le 25 novembre 1975, jour du soixantième anniversaire du général Augusto Pinochet, dictateur chilien installé au pouvoir par la CIA, de hauts représentants des polices secrètes répressives d’Argentine, de Bolivie, du Paraguay et d’Uruguay se réunirent à Santiago pour un sommet clandestin de trois jours. Ce groupe de cinq juntes fascistes latino-américaines, toutes parrainées par les États-Unis, y scella un pacte aux conséquences funestes. Baptisée « Operación Cóndor », du nom de l’oiseau national du Chili, cette entreprise allait laisser au cours des huit années suivantes un sillage sanglant de répression, de torture et de meurtres à travers tout le continent et au-delà, faisant des dizaines de milliers de morts.
Les archives déclassifiées de cette rencontre ne laissent guère entrevoir l’horreur à venir. Elles décrivent principalement l’instauration de réunions régulières entre les différents services répressifs, l’échange formel et systématique de renseignements, ainsi que la création d’un fichier commun sur « les personnes et organisations liées à la subversion » dans la région — en particulier, les individus et entités « directement ou indirectement liés au marxisme ». La seule allusion belliqueuse se résume à une brève mention de la vocation de Cóndor à « combattre la subversion touchant nos pays ».
En quelques mois, l’opération se mua en un réseau transnational d’escadrons de la mort, les « subversifs » du monde entier étant désignés pour exécution. La Junta Coordinadora Revolucionaria (JCR), coalition en exil de révolutionnaires latino-américains de gauche opposés aux gouvernements à l’origine de l’Operación Cóndor — auxquels le Brésil s’était joint en 1976 —, constituait une cible prioritaire. En juillet de cette année-là, une réunion Cóndor fut convoquée, dont les services de renseignement étatsuniens eurent vent. Il était prévu d’infiltrer des agents à Paris, où la JCR avait établi son quartier général, afin de recueillir des informations et, à terme, de procéder à des assassinats. Une note de la CIA de l’époque, largement caviardée, indique :
« La mission fondamentale des équipes “Condor” envoyées opérer en France serait de liquider les leaders de premier plan [de la JCR] […] Le Chili a “de nombreuses” cibles (non identifiées) en Europe […] Les Uruguayens envisagent également des cibles […] telles que […] le politicien d’opposition Wilson Ferreira Aldunate, s’il venait à se rendre en Europe. Certains dirigeants d’Amnesty International pourraient figurer sur la liste. »
Bien qu’elle eût porté au pouvoir l’ensemble des gouvernements membres de Cóndor par des coups d’État militaires impliquant invariablement des disparitions massives et le massacre d’opposants politiques, la CIA s’inquiétait de voir ses supplétifs latino-américains mener des « actions offensives hors de leur propre juridiction », comme le consignait une note de l’Agence datant de fin juillet 1976. D’autant que cela risquait de voir la CIA « accusée à tort » d’être responsable de « ce type d’activité ». Le département d’État était lui aussi vivement préoccupé par l’éventail extraordinairement large des cibles de l’opération.
Une note de synthèse adressée au secrétaire d’État Henry Kissinger en août 1976 rapportait que les membres de Cóndor « se considèrent assiégés » par des adversaires marxistes imaginaires, chez eux comme à l’étranger. « Malgré la quasi-extermination de la gauche marxiste au Chili et en Uruguay, et des progrès accélérés vers cet objectif en Argentine », les juntes étaient en proie à une « mentalité obsidionale confinant à la paranoïa ». Celle-ci était renforcée par le « soupçon […] que les États-Unis ont “perdu la volonté” de tenir bon face au communisme après le Vietnam », ainsi que par la détente avec l’Union soviétique. En conséquence :
« Combattre les gauchistes absents reste un objectif central de la sécurité nationale […] Les tortionnaires commettent certaines “erreurs”, faute de trouver des victimes plausibles. Les escadrons de la mort tuent des innocents et des petits délinquants. »
Face à cette menace fantasmée, la traque des « subversifs » présumés devint absolument centrale dans la politique intérieure et étrangère des gouvernements Cóndor. Toutefois, le département d’État US s’alarmait de ce que cette croisade « se traduit de plus en plus » par une répression féroce de « la dissidence non violente de la gauche et du centre-gauche ». Plus généralement, « subversion » n’avait « jamais été le plus précis des termes ». Dans le contexte latino-américain, cette qualification « en est venue à englober à peu près quiconque s’oppose à la politique du gouvernement ».
Il en résultait « un risque de persécution par des polices étrangères agissant sur la base d’informations indirectes et invérifiables ». La note relevait que « de nombreux réfugiés uruguayens ont été assassinés en Argentine », avec des accusations « fréquentes » et « crédibles » selon lesquelles Buenos Aires « a rendu service à ses homologues uruguayens », et avec un risque élevé que les victimes ne fussent que de simples citoyens, nullement engagés dans le militantisme politique, et encore moins dans la violence insurrectionnelle. Parallèlement, de nombreux responsables des pays Cóndor évoquaient une « Troisième Guerre mondiale » contre le communisme à l’échelle planétaire.
L’utilité de ce discours était manifeste. « Il justifie des mesures de “temps de guerre” dures et radicales », observait le département d’État, tout en « [soulignant] l’aspect international et institutionnel, justifiant ainsi l’exercice du pouvoir au-delà des frontières nationales ». De surcroît, pour les juntes impliquées dans l’Operación Cóndor, « elles ont tout intérêt — pour leur ego, leurs soldes et leurs budgets — à croire à une Troisième Guerre mondiale ». Cet intérêt partagé encourageait les gouvernements militaires régionaux à « [se regrouper] en ce qui pourrait bien devenir un bloc politique doté d’une certaine cohésion ».
Le département d’État estimait que « les implications plus larges » de cette évolution « pour nous et pour les tendances futures sur le continent » étaient « préoccupantes », engendrant « une série de problèmes croissants ». D’une part, Cóndor nuisait aux États-Unis en termes d’image, car, « sur la scène internationale, les généraux latino-américains passent pour nos hommes ». Washington étant « particulièrement associé au Chili », le fait que ce pays serve de centre névralgique à l’opération « ne peut que nous desservir ». Il était noté que les Européens « haïssent Pinochet & Co. avec une passion qui rejaillit sur nous ».
Le « statut de mouton noir » du Chili « a déjà créé des difficultés pour son redressement économique », du fait de boycotts à l’étranger et de pays refusant de commercer avec Santiago. Les « violations des droits de l’homme » commises par Pinochet et ses alliés « créent sans cesse davantage de problèmes de conscience, de droit et de diplomatie ». Plus grave encore, « le recours à un contre-terrorisme sanglant par ces régimes menace de les isoler toujours plus de l’Occident et d’ouvrir de profondes divisions idéologiques entre les pays du continent ». Le risque était réel que d’autres gouvernements de la région suivent leur exemple.
Contester cet état de fait s’annonçait malaisé, les membres de Cóndor ne manifestant aucun remords quant à leur règne de carnage. « Ils estiment leur contre-terrorisme tout aussi justifié que les actions israéliennes contre les terroristes palestiniens, et considèrent que les critiques des démocraties à l’encontre de leur guerre contre le terrorisme procèdent d’un deux poids deux mesures », déplorait encore le département d’État. Néanmoins, une démarche diplomatique fut dûment rédigée, mettant en garde les pays Cóndor contre les « répercussions néfastes » d’une révélation publique de leur programme d’assassinats. Elle ne fut pourtant jamais transmise.
Orlando Letelier était l’un des plus proches confidents du président chilien Salvador Allende, renversé par Pinochet avec l’aide de la CIA en septembre 1973. À ce titre, il fut parmi les premiers anciens responsables de l’État arrêtés par le gouvernement militaire de Santiago au lendemain du putsch. Détenu dans plusieurs camps de concentration pour prisonniers politiques et torturé sans relâche, il fut finalement libéré sous la pression diplomatique des États-Unis au bout de douze mois. À sa libération, Letelier fut prévenu que la Dirección de Inteligencia Nacional (DINA), la police secrète de la junte, avait « le bras long ». Ses tortionnaires ajoutèrent :
« Le général Pinochet ne tolérera jamais les activités dirigées contre son gouvernement […] [le châtiment peut être infligé] quel que soit le lieu de résidence du violateur. »
Après s’être installé aux États-Unis, et malgré les menaces pesant sur sa vie, Letelier entreprit d’organiser l’opposition en exil au régime de Pinochet, tout en dénonçant publiquement le traitement sadique réservé par la junte aux dissidents et aux opposants. Son action militante contraignit plusieurs gouvernements à rompre leurs liens économiques avec le Chili et à lui refuser des prêts. Ces activités le placèrent directement dans le collimateur de Cóndor. Le 21 septembre 1976, alors qu’il se rendait à son travail, Letelier fut assassiné par une bombe placée dans son véhicule. Ce fut le premier acte avéré de terrorisme d’État jamais perpétré à Washington.

Le meurtre de Letelier déclencha un emballement médiatique, un tollé international et une enquête du FBI s’étendant sur plusieurs continents. En avril 1978, le Chili accepta d’extrader vers les États-Unis Michael Townley, agent de la DINA de nationalité étatsunienne et identifié comme le principal artisan de l’exécution de Letelier. Townley conclut un arrangement avec les procureurs : une peine de prison légère et le programme de protection des témoins en échange de révélations détaillées sur la préparation et l’exécution de l’attentat. Il désigna le chef de la DINA Manuel Contreras et son adjoint Pedro Espinoza comme les véritables commanditaires de l’assassinat.
Dans une confession écrite, Townley détaillait comment des « ordres explicites » avaient été donnés de « repérer le domicile et le lieu de travail de Letelier », et de prendre contact avec le groupe d’exilés cubains anticastristes créé par la CIA, les Coordinación de Organizaciones Revolucionarias Unidas ; l’objectif était d’élaborer un plan pour « éliminer » Letelier soit au moyen du gaz neurotoxique sarin, « soit par un accident de la route, soit par un autre accident, soit en dernier ressort par n’importe quel moyen ». Le gouvernement Pinochet « le voulait mort », coûte que coûte. Fait notable, Townley révéla également que des responsables paraguayens lui avaient dit que s’il « avait besoin d’aide » aux États-Unis, il devait contacter le directeur de la CIA de l’époque, Vernon Walters.
Des documents exhumés par le journaliste d’investigation John Dinges laissent entendre que la CIA « disposait de renseignements de première main » sur les projets d’assassinat de Cóndor aux États-Unis, « au moins deux mois avant le meurtre de Letelier » — « mais n’a rien fait ». De surcroît, des câbles du département d’État déclassifiés en 2010 révèlent qu’Henry Kissinger avait annulé l’envoi d’une mise en garde contre la conduite d’exécutions à l’étranger ; elle devait être adressée à l’Argentine, au Chili et à l’Uruguay, cinq jours avant le meurtre de Letelier. Tout porte à croire que ce ne fut pas une coïncidence.
En septembre 1978, Washington exigea l’extradition des responsables de la DINA mis en cause par Townley afin qu’ils soient jugés. À la suite d’une vague d’attentats à la bombe destinés à intimider la justice chilienne, Santiago refusa d’obtempérer. Pinochet fut d’autant plus conforté dans sa position que Kissinger rencontra par la suite le ministre chilien des Affaires étrangères Hernan Cubillos. Il qualifia le comportement du président Jimmy Carter envers Santiago de « honteux », jugea le rejet de la demande d’extradition « fondé » et préconisa de traiter l’administration Carter « avec brutalité ». Kissinger prédit que le prochain président des États-Unis serait républicain et rétablirait les relations avec le Chili.
C’est ainsi que Ronald Reagan remporta l’élection présidentielle de 1980. Les soldats chiliens célébrèrent sa victoire en dansant dans les rues de Santiago. Cóndor prit officiellement fin après la chute de la junte argentine, fin 1983. Pourtant, les opérations d’escadrons de la mort ciblant les « subversifs » en Amérique latine ne firent que s’intensifier par la suite, sous l’égide de la CIA. Aujourd’hui, une question demeure : l’Operación Cóndor fut-elle un monstre que l’Agence créa par mégarde sans pouvoir le maîtriser, ou bien le fruit délibéré d’une stratégie clandestine concertée, menée avec son aval tacite ?
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