Mégalopolis x Russie : guerre totale

Mégalopolis x Russie :
guerre totale

Par Pepe Escobar

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Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais


Après une évaluation minutieuse, le Kremlin réorganise l’échiquier géopolitique pour mettre fin à l’hégémonie unipolaire de la « nation indispensable ».

*

 
Mais à nous il échoit
De ne pouvoir reposer nulle part.
Les hommes de douleur
Chancellent, tombent
Aveuglément d’une heure
A une autre heure,
Comme l’eau de rocher
En rocher rejetée
Par les années dans le gouffre incertain.

 
Friedrich Hölderlin (1770-1843)
Chant du destin d’Hypérion1
 

L’opération Z est la première salve d’une lutte titanesque : trois décennies après la chute de l’URSS et 77 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Kremlin réorganise, après une évaluation minutieuse, l’échiquier géopolitique pour mettre fin à l’hégémonie unipolaire de la « nation indispensable ». Il n’est pas étonnant que l’Empire du Mensonge soit devenu complètement fou, obsédé par l’idée d’expulser complètement la Russie du système centré sur l’Occident.

Avec la confusion qui s’est emparée d’eux devant une perte aussi stupéfiante, les États-Unis et leurs petits caniches de l’OTAN n’arrivent pas à assumer : le droit permettant l’utilisation géopolitique exclusive de la force pour perpétuer « nos valeurs », c’est terminé ! Plus de domination à spectre complet !

La micro-situation est également claire. L’État profond des États-Unis est en train d’exploiter à fond son plan d’action en Ukraine pour masquer une attaque stratégique contre la Russie. Le « secret » était de forcer Moscou à entrer dans une guerre intra-slave en Ukraine pour briser Nord Stream 2 — et donc la dépendance de l’Allemagne aux ressources naturelles russes. Cela mettrait fin — du moins, dans un avenir qu’il est possible d’anticiper — à la perspective d’une connexion russo-allemande bismarckienne qui ferait perdre aux États-Unis le contrôle de la masse continentale eurasienne, de la Manche au Pacifique, au profit d’un pacte Chine-Russie-Allemagne émergent.

Jusqu’à présent, le gambit stratégique américain a fait des merveilles. Mais la bataille est loin d’être terminée. Les cloîtres des néocons/néolibérauxcons complètement cinglés de l’État profond considèrent la Russie comme une menace si sérieuse pour « l’ordre international fondé sur des règles » qu’ils sont prêts à risquer, voire à s’exposer à une guerre nucléaire « limitée » à cause de leur gambit. Ce qui est en jeu n’est rien de moins que la perte de la domination du monde par les Anglo-Saxons.

La maîtrise des cinq mers

La Russie, si l’on se base sur la parité du pouvoir d’achat (PPA), est la sixième économie mondiale, juste derrière l’Allemagne et devant le Royaume-Uni et la France. Son économie « dure » est similaire à celle des États-Unis. La production d’acier est peut-être à peu près la même, mais la capacité intellectuelle est largement supérieure. La Russie compte à peu près le même nombre d’ingénieurs que les États-Unis, mais ils sont beaucoup plus instruits.

Le Mossad attribue le miracle économique d’Israël, qui a créé un équivalent de la Silicon Valley, à une base d’un million d’immigrants russes. Cette Silicon Valley israélienne se trouve être un atout essentiel du complexe américain MICIMATT,2 tel qu’il a été nommé de manière indélébile par Ray McGovern.

Les médias de l’OTAN qui aboient hystériquement que le PIB de la Russie est de la taille du Texas répandent une absurdité. Ce qui compte vraiment, c’est la PPA ; cela et la supériorité des ingénieurs russes expliquent pourquoi leurs armes hypersoniques ont au moins deux ou trois générations d’avance sur celles des États-Unis. Il suffit de demander à l’indispensable Andrei Martyanov.

L’Empire du Mensonge n’a pas de missiles défensifs dignes de ce nom ni d’équivalents à Messieurs Zircon et Sarmat. La sphère de l’OTANistan ne peut tout simplement pas gagner une guerre, n’importe quelle guerre contre la Russie, pour cette seule raison.

Le « récit » assourdissant de l’OTAN selon lequel l’Ukraine est en train de vaincre la Russie ne peut même pas être qualifié de plaisanterie anodine (comparez-le à la stratégie russe « Reach Out and Touch Someone » [« Tendre la main et toucher quelqu‘un »]). Le système corrompu des fanatiques du SBU mêlés aux factions ukrainiennes est fichu. Le Pentagone le sait. La CIA ne peut pas l’admettre. Ce que l’Empire du Mensonge a en quelque sorte gagné, jusqu’à présent, c’est une « victoire » médiatique pour les ukronazis, pas une victoire militaire.

Le général Aleksandr Dvornikov, bien connu en Syrie, a un mandat clair : conquérir l’ensemble du Donbass, libérer totalement la Crimée et préparer l’avancée vers Odessa et la Transnistrie tout en réduisant une Ukraine croupion au statut d’État en faillite sans aucun accès à la mer.

La mer d’Azov — reliée à la mer Caspienne par le canal Don-Volga — est déjà un lac russe. Et la mer Noire est la suivante, la connexion principale entre le cœur de la région et la Méditerranée. Le système des cinq mers — Noire, Azov, Caspienne, Baltique, Blanche — consacre de fait la Russie comme une puissance navale continentale. Qui a besoin des eaux chaudes ?

Se déplacer « à la vitesse de la guerre »

Le compteur de douleur, à partir de maintenant, ne cessera d’augmenter. La réalité — c’est-à-dire les faits sur le terrain — va bientôt devenir évidente, même pour la lügenpresse3 à l’échelle de l’OTANistan.

Le président woke des chefs d’état-major des armées, le général Mark Milley, s’attend à ce que l’opération Z dure des années. C’est absurde. Les forces armées russes peuvent se permettre d’être très méthodiques et de prendre tout le temps nécessaire pour démilitariser correctement l’Ukraine. L’Occident collectif, quant à lui, est pressé par le temps — parce que le retour de bâton de l’économie réelle est déjà en cours et ne peut que devenir vicieux.

Le ministre de la Défense Shoigu a été très clair : tout véhicule de l’OTAN apportant des armes à Kiev sera détruit en tant que « cible militaire légitime ».

Un rapport du service scientifique du Bundestag a établi que l’entraînement des soldats ukrainiens sur le sol allemand peut être équivalent, au regard du droit international, à une participation à la guerre. Et cela devient encore plus délicat lorsqu’on y ajoute les livraisons d’armes de l’OTAN : « Ce n’est que si, en plus de l’approvisionnement en armes, l’instruction de la partie au conflit ou l’entraînement à ces armes étaient également en cause que l’on sortirait de la zone sécurisée de non-guerre. »

Maintenant au moins, il est irrémédiablement clair comment l’Empire du Mensonge « se déplace à la vitesse de la guerre » — comme décrit en public par le colporteur d’armes devenu chef du Pentagone, Lloyd « Raytheon » Austin. Le « fonctionnaire » a expliqué, dans un style proverbial en pentagonais, que c’était « une combinaison d’un centre d’appels, d’un atelier de veille, de salles de réunion. Ils exécutent un rythme de bataille pour soutenir les décideurs ».

Le « rythme de bataille » pentagonais offert à une armée ukrainienne soi-disant « crédible, résiliente et apte au combat » est alimenté par un système EUCom4 qui fait essentiellement passer les commandes d’armes des entrepôts du Pentagone aux États-Unis jusqu’aux succursales de l’Empire dans les bases en Europe, puis jusqu’au front oriental de l’OTAN en Pologne, où elles sont acheminées par camion à travers l’Ukraine juste à temps pour être dûment carbonisées par des frappes de précision russes dont la panoplie des options comprend des missiles supersoniques P-800 Onyx, deux types d’Iskander et Monsieur Kinjal lancés depuis des Mig-31K.

Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a souligné que Moscou est parfaitement conscient que les États-Unis, l’OTAN et le Royaume-Uni transfèrent non seulement des armes, mais aussi des informations. Parallèlement, l’Occident collectif met tout sens dessus dessous, façonnant un nouvel environnement totalement orienté contre la Russie, sans se soucier d’un semblant de partenariat dans quelque domaine que ce soit. L’Occident collectif n’envisage même pas la possibilité d’un dialogue avec la Russie.

Parler à Poutine est donc « une perte de temps », à moins qu’une « défaite russe » en Ukraine (l’écho d’une voix stridente de relations publiques à Kiev) ne le rende « plus réaliste ». Malgré tous ses défauts, le Petit Roi Macron/McKinsey a été une exception, au téléphone avec Poutine en début de semaine.

L’hitlérisation néo-orwellienne de Poutine le réduit, même chez la prétendue euro-intelligentzia, au statut de dictateur d’une nation chloroformée dans son nationalisme du XIXe siècle. Oubliez tout semblant d’analyse historique/politique/culturelle. Poutine est un Auguste tardif, habillant son Imperium en République.

Au mieux, les Européens prêchent et prient — comme des chihuahuas jappant à la Voix de leur Maître — pour une stratégie hybride « d’endiguement et d’engagement » que les États-Unis doivent déclencher, reprenant maladroitement les gribouillages des habitants de cette zone d’exclusion intellectuelle,5 le Think Tankland (le monde des groupes de réflexion).

Pourtant, en réalité, les Européens préféreraient « isoler » la Russie — comme si 12 % de la population mondiale « isolait » 88 % (bien sûr : leur « vision » occidentalisée ignore complètement les pays du Sud). L’« aide » à la Russie ne viendra que lorsque les sanctions seront efficaces (c’est-à-dire jamais : le retour de bâton sera la norme) ou — l’orgasme ultime rêvé — quand il y aura un changement de régime à Moscou.

La chute

L’agent ukrainien de relations publiques, Ursula von der Lugen, a présenté le sixième paquet de sanctions de la (dés)Union eurocanichienne.

En tête du projet de loi figure l’exclusion hors du réseau SWIFT de trois banques russes supplémentaires, dont la Sberbank. Sept banques sont déjà exclues. Cela renforcera « l’isolement total » de la Russie. Il est inutile de commenter quelque chose qui ne trompe que la lügenpresse.

Ensuite, il y a l’embargo « progressif » sur les importations de pétrole. Il n’y aura plus d’importation de brut dans l’UE dans six mois et plus de produits raffinés avant la fin de 2022. En l’état actuel des choses, l’AIE (Agence internationale de l’énergie) montre que 45 % des exportations de pétrole de la Russie vont vers l’UE (avec 22 % vers la Chine et 10 % vers les États-Unis). La Voix de son Maître continue et continuera à importer du pétrole russe.

Et bien sûr, 58 sanctions « personnelles » font également leur apparition, visant des personnages très dangereux comme le patriarche Kirill de l’Église orthodoxe, ainsi que la femme, le fils et la fille du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Cette stupéfiante démonstration de bêtise devra être approuvée par tous les membres de l’UE. Une révolte interne est garantie, notamment de la part de la Hongrie, alors que tant de pays restent prêts à commettre un suicide énergétique et à gâcher la vie de leurs citoyens en grande partie pour défendre un régime néonazi.

Alastair Crooke a attiré mon attention sur une interprétation originale et surprenante de ce qui se passe, proposée en russe par un analyste serbe, le professeur Slobodan Vladušić. Sa thèse principale, en quelques mots : « Mégalopolis déteste la Russie parce que celle-ci n’est pas Mégalopolis — c’est-à-dire qu’elle n’est pas entrée dans la sphère de l’anti-humanisme et c’est pourquoi elle reste une alternative de civilisation. D’où la russophobie. »

Vladušić soutient que la guerre intra-slave en Ukraine est « une grande catastrophe pour la civilisation orthodoxe » — reflétant ma première tentative récente d’ouvrir un débat sérieux sur un Choc des Chrétientés.

Pourtant, le principal schisme ne porte pas sur la religion, mais sur la culture : « La différence essentielle entre l’ancien Occident et Mégalopolis d’aujourd’hui est que Mégalopolis renonce de manière programmatique à l’héritage humaniste de l’Occident. »

Ainsi, désormais, « il est possible d’effacer non seulement le canon musical, mais aussi tout l’héritage humaniste européen : toute la littérature, les beaux-arts, la philosophie » à cause d’une « banalisation du savoir ». Ce qui reste est un espace vide, en fait un trou noir culturel, « rempli par la promotion de termes tels que “post-humanisme” et “transhumanisme” ».

Et c’est là que Vladušić entre dans le vif du sujet : la Russie s’oppose farouchement au Grand Reset concocté par les « hackables », auto-désignés « élites » de Mégalopolis.

Sergey Glazyev, qui coordonne actuellement l’élaboration d’un nouveau système financier/monétaire par l’Union économique eurasienne (UEEA) en partenariat avec les Chinois, adapte Vladušić aux faits sur le terrain (ici en russe, ici dans une traduction anglaise imparfaite).

Glazyev est beaucoup plus direct que dans ses analyses économiques méticuleuses. Tout en notant les objectifs de l’État profond de détruire le monde russe, l’Iran et de bloquer la Chine, il souligne que les États-Unis « ne seront pas en mesure de gagner la guerre hybride mondiale ». Une raison essentielle est que l’Occident collectif a « mis tous les pays indépendants devant la nécessité de trouver de nouveaux instruments monétaires mondiaux, des mécanismes d’assurance contre les risques, de restaurer les normes du droit international et de créer leurs propres systèmes de sécurité économique ».

Alors oui, c’est la Totalen Krieg, la guerre totale — comme l’explique Glazyev sans atténuation, et comme la Russie l’a dénoncé cette semaine à l’ONU : « La Russie doit tenir tête aux États-Unis et à l’OTAN dans leur confrontation, en la menant à sa conclusion logique, afin de ne pas être tiraillée entre eux et la Chine, qui devient irrémédiablement le leader de l’économie mondiale. »

L’histoire finira peut-être par retenir, 77 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, que les psychopathes néocons/néolibérauxcons dans les cloîtres de Washington instiguant une guerre inter-slave en ordonnant à Kiev de lancer un blitzkrieg6 contre le Donbass a été l’étincelle qui a conduit à la Chute de l’Empire des États-Unis.

Sources :


Source de la photographie d’en-tête : Министерство обороны Российской Федерации / Минобороны России (Ministère de la Défense de la Fédération de Russie / Ministère de la Défense de Russie)
САУ "Мста-С" войск Российской Федерации на Украине
Opération militaire spéciale — Unités d’artillerie en marche lors d'une opération militaire spéciale, 08.03.2022 (16:00)
https://z.mil.ru/spec_mil_oper/media/video/watch.htm?id=17479@morfVideoAudioFile
[ Creative Commons — CC BY 4.0 ]


  1. Troisième et dernière strophe du poème Hyperions Schicksalslied, traduite de l’allemand par Philippe Jaccottet, in Anthologie bilingue de la poésie allemande, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard-NRF, 1995 (NdT) 

  2. MICIMATT est une extension du concept MIC (Complexe Militaro-Industriel) : « Military-Industrial-Congressional-Intelligence-Media-Academia-Think-Tank complex », ou, en français, « complexe Militaire, Industriel, Congressionnel, du Renseignement, Médiatique, Académique, des Groupes de réflexion ». (NdT) 

  3. Terme péjoratif allemand qui désigne la presse mensongère et qui peut se traduire, en français, par « merdias » (NdT) 

  4. Commandement des forces des États-Unis en Europe (United States European Command / EUCOM) (NdT) 

  5. L’expression utilisée dans le texte original, en anglais, est « intellectual no-fly zone », littéralement, « zone d’exclusion aérienne intellectuelle » ; no-fly zone fait ainsi référence au concept militaire. (NdT) 

  6. Guerre éclair (NdT) 

 

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