Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais |
Au lendemain de l’effondrement soudain du gouvernement syrien, l’avenir du pays reste très incertain. Alors que le dirigeant de longue date, Bachar Al-Assad, a trouvé refuge à Moscou, la majeure partie de son gouvernement et de son appareil militaire, de sécurité et de renseignement reste à Damas. Les appels à la réconciliation entre les autorités et l’« opposition » majoritairement étrangère abondent, mais, pour les apparatchiks de l’État, les chances d’être confrontés à des procès spectacles sont élevées. Après tout, des éléments des services de renseignement anglo-américains ont planifié une telle éventualité avant même que la guerre civile syrienne n’éclate.
En mai 2011, la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (Commission for International Justice and Accountability / CIJA) a été créée par des contractants de l’OTAN : ARK et Tsamota. Sa première action a été de former des « enquêteurs, avocats et militants syriens triés sur le volet au droit pénal international et au droit humanitaire […] afin de leur permettre d’établir un lien entre les acteurs, étatiques et non étatiques, et les actes criminels sous-jacents ». Des « équipes d’enquêteurs spécialisées en fonction de leur région » — notamment Alep, Hama, Homs et Idlib — ont été créées « et équipées de kits pour l’enquête sur le terrain ».
Leur objectif était de rassembler des preuves de crimes de guerre commis par les forces gouvernementales syriennes, afin de soutenir un « processus de justice interne dans une future Syrie de transition ». Nous devons nous demander comment un tel projet a pu voir le jour, avant même que l’armée syrienne ne soit officiellement déployée par Damas en réponse à la crise fomentée par l’étranger et qui a débuté à la mi-mars de cette année-là. D’autant plus que traduire en justice des responsables dans une « future Syrie de transition » dépendait entièrement d’un changement total de régime.
Le moment choisi pour le lancement de la CIJA indique clairement que des acteurs étrangers ont jeté les bases de cette éventualité dès les premiers jours de la « révolution pacifique » syrienne, avant qu’une véritable guerre civile n’ait éclaté. Compte tenu des affiliations d’ARK et de Tsamota, ce duo était bien placé pour connaître à l’avance les plans des gouvernements occidentaux visant à renverser celui d’Assad par la force brute. Maintenant que c’est chose faite, il est sans doute temps que leur plan de longue date soit enfin mis en œuvre.
Fondée par Alistair Harris, un collaborateur du MI6, ARK faisait partie d’une constellation de contractants composés de vétérans de l’armée et du renseignement, et employés par les services de renseignement britanniques pour un coût de plusieurs millions, ceci afin de mener en Syrie, dès les premiers jours de la crise, des campagnes secrètes de guerre psychologique. L’objectif était : de déstabiliser le gouvernement Assad ; de convaincre la population du pays, les organismes internationaux et les citoyens occidentaux que les groupes militants génocidaires soutenus par la CIA et le MI6 qui pillent aujourd’hui le pays constituaient une alternative « modérée » ; et d’inonder les médias du monde entier de propagande pro-opposition.
Dans le cadre de cette opération, ARK a fondé et dirigé de nombreux médias d’opposition prétendument indépendants ciblant des Syriens de tous âges, tout en formant et en équipant d’innombrables « journalistes citoyens » locaux, leur apprenant « le maniement de la caméra, l’éclairage, le son, l’interview, le tournage d’une histoire […] le montage vidéo et sonore […] la voix off, l’écriture de scénarios », ainsi que « le graphisme et la conception d’animations en 2D et 3D ». Les étudiants de l’entreprise ont également été formés à la théorie de la propagande pragmatique, telle que « l’identification du public cible, l’analyse et le suivi du récit médiatique, l’identification et la compréhension des comportements, la planification de campagnes, le changement de comportement et la manière dont les communications peuvent l’influencer ».
La proximité d’ARK avec les éléments anti-Assad était telle que le contractant s’est vanté, dans des communications au Foreign Office1 qui ont fuité, d’avoir été chargé par les gouvernements occidentaux de mettre en place un bureau spécialisé dans le soutien à l’opposition syrienne. Cette entité identifiait les groupes les plus prometteurs à financer par les commanditaires de la guerre par procuration, en les « [aidant] à les présenter aux donateurs internationaux et en leur permettant d’accéder à des réseaux susceptibles de leur fournir une assistance ». Ces efforts se sont intensifiés « au fur et à mesure que le conflit s’aggravait et qu’il devenait évident qu’un changement de régime ne se produirait pas à court terme ».
Le site web officiel rudimentaire de Tsamota décrit l’entreprise comme « une société de conseil dans le secteur de la sécurité et de la justice qui fournit des services en matière d’État de droit, de médecine légale et de ressources naturelles », travaillant « dans des environnements politiquement, légalement, socialement et logistiquement difficiles » pour les gouvernements occidentaux. Le cabinet n’est pas un candidat convaincant pour demander des comptes à des responsables gouvernementaux, où que ce soit, pour des crimes de guerre. Depuis sa création, il offre des conseils aux grandes entreprises sur la manière de maximiser leurs profits dans les pays du Sud, tout en limitant leurs responsabilités juridiques locales et internationales.
En 2013, le directeur de Tsamota, William Wiley, a fait une présentation scandaleuse au consortium canadien MineAfrica Inc. Il y a présenté une série de scénarios hypothétiques dans lesquels des entreprises minières opérant dans des pays tels que le Congo et le Mali emploient des sociétés de sécurité privées pour réprimer des travailleurs en grève ou pour faire face à des « milices locales » qui interfèrent avec leurs opérations. Wiley a résumé un certain nombre de moyens qui permettraient aux entreprises d’être protégées contre les répercussions juridiques de réactions brutales à de tels incidents, réactions pouvant aller jusqu’à l’assassinat.
Cette présentation décrivait Tsamota comme étant composé d’« experts » issus de « la police nationale, l’armée et le renseignement ». Wiley ne fait pas exception à la règle, puisqu’il a servi dans l’armée canadienne pendant près de vingt ans. Par la suite, il s’est tourné vers le droit international, notamment en supervisant, d’octobre 2005 à décembre 2006, le procès de Saddam Hussein pour crimes contre l’humanité. Les médias mainstream reconnaissent que Wiley a été imposé à l’équipe de la défense de l’ancien dirigeant irakien, sans son consentement, par le Regime Crimes Liaison Office de l’ambassade des États-Unis à Bagdad. Il s’agit là d’une violation majeure des normes juridiques de base.
Après sa capture, Saddam Hussein a d’abord été interrogé par la CIA. Les médias de l’époque faisaient état d’une grande inquiétude au sein de l’Agence quant au fait que « leur interrogatoire pourrait être rendu public lors de son éventuel procès », ce qui soulevait des questions sur « la manière de mener l’interrogatoire et d’enregistrer les conversations ». Les raisons n’ont pas été précisées, mais il est probable que Washington souhaitait éviter des révélations gênantes au tribunal sur les relations de longue date entre le dirigeant irakien et la CIA, et sur la complicité active des États-Unis dans un grand nombre des crimes les plus odieux dont il était accusé.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il s’agissait d’un rôle délicat. Même des partisans irakiens influents de l’invasion et de l’occupation US ont accusé le gouvernement fantoche « intérimaire » de Bagdad de chercher à organiser — afin de renforcer sa crédibilité — des « procès spectacles suivis des exécutions rapides » de Hussein et consorts. Le fait que Wiley ait été chargé de cette mission donne une bonne idée de la confiance que lui porte le gouvernement des États-Unis. Cela soulève également des questions évidentes sur la nature de ses relations avec la CIA et sur la question de savoir si ce lien a influencé la création de la CIJA, une demi-décennie plus tard.
Une série de dossiers ARK a fait l’objet d’une fuite. Les documents portaient sur les activités de la CIJA et ont été rédigés dans les années qui ont immédiatement suivi la création de la Commission. Ils renferment des déclarations grandiloquentes sur les réalisations de la CIJA. Dans l’un d’eux, on affirme que la Commission « a innové dans le domaine de la justice transitionnelle […] en aidant à la collecte de preuves pour documenter les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et d’autres violations du droit international humanitaire » en Syrie. Dans un autre, on déclare que le travail de la CIJA a représenté « un développement historique dans la justice internationale : la collecte contemporaine2 de preuves de violations du droit international humanitaire commises par les forces du régime ».
« [La CIJA], grâce à la formation d’experts, à la fourniture d’équipements efficaces et à un engagement en faveur de la vérité, a été en mesure de garantir que, lorsque le conflit prendra fin, les éléments bruts d’un processus de crimes de guerre post-conflit seront disponibles pour un procès, apportant à leur tour une contribution essentielle à l’établissement de la vérité, à la réconciliation et à l’avenir de la Syrie. »
Par ailleurs, ARK s’est vanté de la manière dont la CIJA avait pris possession de milliers de kilogrammes de « documentation contemporaine3 », de centaines de milliers de pages de « matériel probant » et de milliers de vidéos en provenance de Syrie, « tout cela ayant dû être transporté manuellement » hors du pays. En février 2021, le président de la Commission, Stephen Rapp, une bête de guerre de la diplomatie des États-Unis, s’est vanté auprès de la chaîne CBS de l’ampleur des preuves recueillies par la CIJA. Il a affirmé que la documentation révélait une stratégie systématique d’exécutions de militants de l’opposition — exécutions pilotées par le gouvernement Assad —, ainsi que les dissimulations qui s’ensuivaient.
« Nous avons maintenant 800 000 pages de documents originaux, signés et scellés — avec des signatures originales remontant jusqu’à Assad — qui documentent toute cette stratégie […] Nous voyons des retours dans des rapports disant “nous avons un vrai problème ici, il y a trop de cadavres qui s’empilent, quelqu’un va devoir nous aider avec ça” […] Tout est géré dans cette sorte de système totalitaire où ils pensent franchement qu’ils peuvent s’en sortir […] ils ont été quasiment stupides […] ils ont créé des preuves. »
Si des preuves aussi accablantes et incontestables ont été recueillies à un moment donné par la CIJA, elles n’ont jamais été rendues publiques. Pourtant, tout au long de la sale guerre en Syrie, la Commission a bénéficié de portraits élogieux dans les médias occidentaux, tout en fournissant aux journalistes et aux groupes de défense des droits de multiples scoops censés révéler les atrocités commises par le gouvernement syrien. À aucun moment, un journaliste ou une ONG n’a remis en question — et encore moins soulevé des inquiétudes sur : la manière dont la Commission recueillait les documents sur lesquels elle fondait ses procès contre les responsables du gouvernement de Damas ; et la manière dont elle les faisait sortir du pays.
Le chef de la CIJA, Wiley, a reconnu en 2014 que son organisation avait fait sortir clandestinement des preuves de Syrie en travaillant avec tous les groupes d’opposition, mais « en excluant le Front Al-Nosra et l’État islamique ». Cependant, une enquête menée en 2019 par The Grayzone indique amplement que la Commission se trouvait fréquemment dans des quartiers extrêmement proches de ces deux groupes. En outre, ces derniers ont été grassement payés pour leur aide à l’obtention de documents. Il s’agissait notamment d’éléments saisis à Raqqa, après la capture de la ville en janvier 2014 par ISIS, au moment même où le groupe ultra-extrémiste massacrait les alaouites et les chrétiens.
Dans un portrait de la CIJA publié en 2016 dans le New Yorker, Wiley a décrit les difficultés pratiques et les pertes financières inhérentes au « transport de documents [à travers] les frontières internationales » et les « checkpoints » contrôlés par l’opposition, tout en s’appuyant sur « les groupes rebelles et les passeurs pour le soutien logistique ». Il a décrit comment les liasses de dossiers gouvernementaux arrivaient « typiquement » aux bureaux de la Commission « dans un ensemble vertigineux de valises toutes pourries ». Wiley a déploré le fait que « nous gaspillons d’énormes sommes d’argent pour transporter ces choses ».
En conséquence, la CIJA a reçu des dizaines de millions de dollars pour ses efforts de la part de divers gouvernements occidentaux, y compris ceux en première ligne de la sale guerre syrienne. Malgré cette manne considérable, le travail de la Commission n’a donné lieu à aucune poursuite pendant de nombreuses années. Cela a changé fin 2019, lorsque Anwar Raslan et Eyad Gharib, deux anciens membres de la Direction des renseignements généraux de Damas, ont été inculpés en Allemagne pour crimes contre l’humanité.
Raslan dirigeait l’unité de sécurité intérieure de la Direction, tandis que Gharib était l’un de ses subordonnés. Les deux hommes sont passés à l’opposition en décembre 2012. Raslan, accompagné de sa famille, a fui en Jordanie où il a joué « un rôle actif et évident dans l’opposition syrienne ». Il a fait partie de la délégation anti-Assad lors de la Conférence Genève II sur la Syrie en janvier 2014 et, en juillet de la même année, il a obtenu l’asile en Allemagne.
Après s’être échappé de Syrie, Raslan a raconté de nombreuses histoires horribles d’abus et d’atrocités perpétrés par son unité, et plus largement par le gouvernement Assad, au cours de ses 20 années de service au sein de l’État. Il a affirmé que sa défection avait été motivée par le fait qu’il avait appris qu’une prétendue attaque de l’opposition à Damas, sur laquelle il était chargé d’enquêter, avait en fait été mise en scène par les forces de sécurité. De sérieux doutes ont été émis dans de nombreux milieux quant à ses déclarations et à la question de savoir si sa défection était motivée par des principes ou s’il s’agissait simplement d’un opportunisme cynique.
Par une ironie perverse, la propension de Raslan à parler beaucoup a causé sa perte. Ses diverses revendications après la défection ont fourni des motifs d’arrestation aux autorités allemandes et ont été utilisées contre lui et Gharib dans le cadre de leurs poursuites. Ces actions en justice se sont largement appuyées sur les documents saisis par la CIJA, notamment les archives de la Cellule centrale de gestion des crises. Cette cellule a été créée en mars 2011 par Damas pour gérer les réponses aux émeutes de masse qui ont éclaté ce même mois. Ces documents ont été largement décrits comme le « pilier » du dossier de la Commission contre « le régime syrien ».
Pourtant — mon travail journalistique l’a montré dans un précédent article —, les dossiers de la Cellule centrale de gestion des crises révèlent, en fait, que le gouvernement Assad a donné des instructions explicites et répétées aux forces de sécurité pour qu’elles protègent les manifestants, préviennent la violence et gardent la situation sous contrôle. Les documents détaillent également comment, dès le début, de nombreux révolutionnaires « pacifiques » se sont révélés extrêmement violents, tandis que des éléments de l’opposition ont systématiquement assassiné des agents des services de sécurité, des personnalités progouvernementales et des manifestants pour fomenter une catastrophe, d’une manière étrangement comparable à de nombreuses opérations, anciennes et nouvelles, de changement de régime par la CIA et le MI6.
En février 2021, Gharib a été reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité. Il a été condamné à quatre ans et demi de prison. Un an plus tard, Raslan a été condamné à la perpétuité pour des crimes tels que des tortures de masse, des viols et des meurtres. Les deux hommes n’ont pas été condamnés pour avoir personnellement perpétré ces horreurs, mais pour avoir servi au sein de la Direction des renseignements généraux à l’époque où elles auraient été commises. Les témoignages d’« experts » présentés lors de leurs procès ont laissé beaucoup à désirer.
Par exemple, les juges et les procureurs ont exprimé leur inquiétude face aux « nombreuses contradictions » dans le témoignage de « P3 », un agent du gouvernement syrien qui aurait travaillé dans un « département courrier » des services de sécurité, et qui a joué un rôle central dans la condamnation de Gharib. P3 a déclaré avoir vu des documents sensibles « liés au transfert de cadavres » de militants de l’opposition « vers des sites d’inhumation ». Ils ont « fourni des informations contradictoires » dans leurs déclarations à la police allemande et au tribunal, et étaient « visiblement nerveux » lors de leur témoignage. Pendant tout ce temps, leur avocat, apparemment consterné, était assis à proximité, « les mains derrière la tête ».
Entre-temps, au cours du procès de Raslan, « P4 » — une personne anonyme qui prétend avoir été détenue dans une prison syrienne et avoir réussi à en sortir grâce à des pots-de-vin — a déclaré avoir vu 500 000 cadavres enterrés par un « bulldozer et un camion » à côté de sa maison, dans une zone qui était auparavant « désertique ». Les comptes rendus du procès indiquent que les personnes présentes au tribunal, y compris « le public », avaient le sentiment que ces chiffres étaient largement « exagérés ».
Le sentiment que Gharib et Raslan ont été poursuivis parce qu’ils étaient disponibles facilement, et que le CIJA avait besoin de montrer quelque chose pour tous ses efforts bien rémunérés, est inéluctable. La Commission avait de bonnes raisons de craindre de ne pas atteindre l’objectif qu’elle s’était fixé. En mars 2020, l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a formellement accusé l’organisation de « présentation de faux documents, facturation irrégulière et profit [abusif/illégal (NdT)] » dans le cadre d’un projet d’« État de droit » de l’UE en Syrie.
Revenons à la situation actuelle : le Guardian rapporte que « l’implosion soudaine de l’infrastructure de la terreur d’État » en Syrie « a rendu disponible une énorme quantité de preuves ». Le journal cite longuement le chef de la CIJA, William Wiley, qui a comparé la chute d’Assad à « une situation semblable à celle de l’Allemagne en 1945 ou de l’Irak en 2003 », avec « une disponibilité soudaine de toutes les archives de l’État » rendant les poursuites contre les représentants de cet État comme un fait accompli.
« Il s’agit d’une situation très inhabituelle, et sa soudaineté crée des défis et des occasions favorables dans le simple traitement des documents […] Si un gars du renseignement et de la sécurité débarque en Europe, il y aura normalement déjà suffisamment de documents à disposition. »
La sale guerre en Syrie
Par Kit Klarenberg
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Sources :
Sources de l’illustration d’en-tête :
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