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Quand les transgressions de Mme TAKAICHI ressuscitent le fantôme du militarisme japonais

Quand les transgressions
de Mme TAKAICHI
ressuscitent le fantôme
du militarisme japonais

Par Bruno Guigue


Article


• Langue originale : français


Les initiatives tonitruantes de la nouvelle Première ministre japonaise, Sanae Takaichi, ont provoqué des tensions d’une ampleur inédite — du moins dans la période la plus récente — entre la Chine et le Japon. Il est vrai que ses prises de position, même si elles s’inscrivent dans la continuité d’une politique militariste qui ne date pas d’aujourd’hui, marquent le franchissement d’un seuil supplémentaire dans la déstabilisation de la région. En déclarant qu’une intervention chinoise à Taïwan représenterait « une menace existentielle pour la survie du Japon » et que Tokyo n’hésiterait pas à participer au conflit, la dirigeante japonaise a fait voler en éclats l’architecture de sécurité collective instaurée en 1945 lors de la victoire mondiale sur le fascisme.

Cette déclaration provocatrice à propos de Taïwan, en effet, viole deux règles fondamentales qui sont couramment admises par la communauté internationale et qui régissent les relations interétatiques en Asie orientale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. La première règle est celle qui concerne le statut de Taïwan selon le droit international en vigueur. En déclarant que le Japon est prêt à affronter la Chine pour « défendre » l’île, il est clair que Tokyo reconnaît implicitement cette dernière comme un État souverain. Or, comme tout le monde le sait, Taïwan n’est pas un État souverain, mais une province chinoise provisoirement séparée de la Chine. Le droit international interdisant toute ingérence dans les affaires internes d’un État-membre de l’ONU, la prise de position japonaise viole donc expressément ce principe.

Autrement dit, le Japon ne peut pas reconnaître le principe d’une seule Chine, comme l’ont fait la plupart des pays du monde, tout en affirmant simultanément un droit d’intervention militaire dans les relations futures entre la Chine et l’une de ses provinces. C’est juridiquement contradictoire et politiquement absurde. N’en déplaise à tous ceux qui, en dépit du bon sens, aimeraient pouvoir affirmer le contraire, la question de Taïwan est tout simplement une question intérieure chinoise. C’est ce que dit le droit international depuis que la République populaire de Chine est le seul État chinois représenté à l’ONU, c’est-à-dire depuis 1971.

Depuis cette date, Taïwan ne représente plus la Chine, et se trouve ravalé au rang de territoire sécessionniste de fait, dépourvu de toute existence juridique en droit international. À l’exception d’une douzaine de micro-États, tous les États-membres de l’ONU admettent officiellement cette réalité, ont noué des relations diplomatiques avec la RPC et n’en ont aucune (officiellement) avec les autorités de Taïwan. C’est pourquoi toute argutie visant à contourner cette règle n’a aucune légitimité juridique ou politique, et, dans les faits, a pour seul résultat d’aggraver inutilement les tensions dans la région.

Mais les déclarations fracassantes de Mme Takaichi ne s’affranchissent pas seulement de la légalité internationale et du principe internationalement admis de la Chine unique. Elles semblent aussi porter un nouveau coup au pacifisme affirmé par l’article 9 (toujours en vigueur) de la Constitution japonaise de 1946-1947 en vertu de laquelle : « le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force ». Lorsque la Première ministre Takaichi mentionne le recours à une prétendue « légitime défense » pour justifier une intervention militaire japonaise, elle transgresse donc le droit constitutionnel de son propre pays tout en faisant fi, par extension, de la Déclaration de Potsdam du 26 juillet 1945 qui prévoyait le désarmement définitif du Japon à l’issue du conflit.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au demeurant, le vote de l’article 9 exprimait la volonté unanime de la communauté internationale mais aussi des forces politiques japonaises majoritaires dans le pays. Jusqu’à la création des « Forces d’autodéfense » japonaises en 1954, une interprétation pacifiste du texte constitutionnel dominait assez largement la position officielle du gouvernement de Tokyo. Avec la conquête du pouvoir par la droite, toutefois, le consensus d’après-guerre a été progressivement érodé par les dirigeants japonais. Une décision de la Cour suprême du Japon, en décembre 1959, enfonce le premier clou dans le cercueil du pacifisme japonais en se livrant à une interprétation de l’article 9 favorable à l’exercice du « droit de légitime défense ». Et c’est à cette occasion que l’argument de la « survie » est réutilisé, pour la première fois depuis les années noires (1931-1945), afin de justifier une remilitarisation du Japon.

Cet argument fallacieux, depuis cette date, est invoqué chaque fois que les autorités japonaises plaident en faveur d’une interprétation toujours plus militariste de l’article 9. Une véritable rhétorique de la « survie » face à une menace imaginaire permet alors de soutenir que le Japon bénéficie du « droit naturel de légitime défense individuelle » figurant à l’article 51 de la Charte de l’ONU. Et depuis le début des années 2000, cet argumentaire a également permis au Japon de tenter de justifier l’exercice de son droit de « légitime défense collective », lequel lui permettrait d’agir militairement hors de son territoire. Une logique qu’ont adoptée les gouvernements japonais successifs, en soulignant qu’une attaque contre le Japon ou contre l’un de ses alliés (ou l’un de ses voisins) pourrait constituer une « menace à sa survie » justifiant un « recours en légitime défense ». Au pouvoir entre 2012 et 2020, le gouvernement conservateur de Shinzo Abe a même tenté de faire réviser la Constitution en vue d’abolir l’article 9, mais il a suscité l’opposition d’une grande partie de l’opinion japonaise et de l’empereur Akihito lui-même.

C’est cette ligne politique, au fond, qu’a tenue la Première ministre japonaise le 7 novembre dernier, la nouveauté la plus provocatrice de son propos consistant à étendre cette fois le droit d’intervention militaire japonaise à la province chinoise de Taïwan, c’est-à-dire à un territoire appartenant de droit à une autre nation ! Et c’est en menant à son terme cette révision désastreuse du pacifisme constitutionnel japonais que Mme Takaichi fait désormais peser une menace redoutable sur la paix dans toute la région. Sa politique représente donc une triple transgression : une double transgression du droit international (elle ignore le statut de Taïwan et elle fait fi de la Déclaration de Potsdam) accompagnée d’une transgression de l’article 9 de la Constitution japonaise longuement préparée, il est vrai, par ses prédécesseurs droitiers. Au total, il s’agit d’un cocktail explosif auquel même les gouvernements japonais les plus extrémistes des vingt dernières années, toutefois, n’ont pas osé recourir.

Est-ce un hasard ? Cette offensive du militarisme japonais se déchaîne alors que la Chine vient tout juste de commémorer la victoire de 1945 sur le fascisme mondial et célèbre l’anniversaire de la guerre de résistance du peuple chinois contre l’agression japonaise. La période actuelle invite plutôt à collaborer avec les peuples épris de paix afin de préserver les acquis de la victoire de la Seconde Guerre mondiale et l’ordre international d’après-guerre. Elle devrait inciter le Japon lui-même à mener une profonde introspection sur son histoire, à en tirer sincèrement les leçons et à repousser pour de bon la tentation militariste. Tandis que la Chine rend hommage aux victimes du massacre perpétré à Nanjing par les troupes nippones en décembre 1937, le gouvernement japonais devrait enfin reconnaître la responsabilité passée du Japon et contribuer à panser les plaies d’une histoire douloureuse.

Lorsqu’ils ont mené la guerre d’agression contre la Chine et d’autres pays asiatiques, les militaristes japonais invoquaient eux aussi une « situation menaçant leur survie », et c’est au nom de cette prétendue « légitime défense » qu’ils ont commis les pires atrocités. Au lieu de reconnaître les crimes des années noires, de nombreux dirigeants japonais se sont rendus au sanctuaire Yasukuni, où sont honorés les criminels de guerre de classe A condamnés lors du procès de Tokyo en 1948. Les autorités japonaises ont même tenté, à plusieurs reprises, de blanchir ces crimes de guerre et de modifier le verdict de l’histoire sur la politique d’agression japonaise en révisant les manuels scolaires. Il est triste de constater que ce révisionnisme visant à disculper de ses forfaits le militarisme japonais constitue aujourd’hui le carburant idéologique d’un gouvernement droitier qui cherche dans l’exaltation nationaliste un dérivatif au marasme économique.

Ce défi flagrant à l’ordre international d’après-guerre, il va sans dire, ne peut que susciter la vive indignation et la grande vigilance de la communauté internationale. Car le monde a urgemment besoin de paix et de stabilité, et l’on voit bien aujourd’hui, sur la scène internationale, quelles sont les forces qui s’y opposent et quelles sont celles qui y contribuent. Il faut espérer que ce militarisme japonais renaissant de ses cendres ne soit au pire qu’un fantôme du passé, et qu’il sera bientôt balayé par les exigences de la coopération internationale et du développement partagé que réclament les peuples de la région, y compris et au premier chef le peuple japonais, au sein duquel des voix se sont déjà élevées pour protester contre les initiatives irresponsables de ses dirigeants. Quant aux peuples du monde, s’ils regardent avec inquiétude et consternation ce nouveau foyer de tension, ils savent bien que la sagesse des pays asiatiques reprendra rapidement le dessus et condamnera à l’impuissance les fauteurs de guerre.

La Chine et le Japon : actualité et histoire
Analyses par Bruno Guigue

Source : article publié sur le blog de l’auteur Bruno Guigue
https://brunoguigue.substack.com/p/quand-les-transgressions-de-mme-takaichi


Source de l’illustration : Carlos Latuff

 

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