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« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels »

« On croit mourir pour la patrie ;
on meurt pour des industriels »

Par Anatole France

Une publication L’Humanité

Message
• Langue originale : français


 

Cher citoyen Cachin,1

 

Je vous prie de signaler à vos lecteurs le récent livre de Michel Corday,2 les Hauts Fourneaux, qu’il importe de connaître.

On y trouvera sur les origines et la conduite de la guerre des idées que vous partagerez et qu’on connaît encore trop mal en France ; on y verra notamment (ce dont nous avions déjà tous deux quelque soupçon) que la guerre mondiale fut essentiellement l’œuvre des hommes d’argent ; que ce sont les hauts industriels des différents États de l’Europe qui, tout d’abord, la voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent. Ils en firent leur état, mirent en elle leur fortune, en tirèrent d’immenses bénéfices et s’y livrèrent avec tant d’ardeur, qu’ils ruinèrent l’Europe, se ruinèrent eux-mêmes et disloquèrent le monde.

Écoutez Corday, sur le sujet qu’il traite avec toute la force de sa conviction et toute la puissance de son talent.

— « Ces hommes-là, ils ressemblent à leurs hauts fourneaux, à ces tours féodales dressées face à face le long des frontières, et dont il faut sans cesse, le jour, la nuit, emplir les entrailles dévorantes de minerai, de charbon, afin que ruisselle au bas la coulée du métal. Eux aussi, leur insatiable appétit exige qu’on jette au feu, sans relâche, dans la paix, dans la guerre, et toutes les richesses du sol, et tous les fruits du travail, et les hommes, oui, les hommes mêmes, par troupeaux, par armées, tous précipités pêle-mêle dans la fournaise béante, afin que s’amassent à leurs pieds les lingots, encore plus de lingots, toujours plus de lingots... Oui, voilà bien leur emblème, leurs armes parlantes, à leur image. Ce sont eux les vrais hauts fourneaux ! » (page 163)

Ainsi, ceux qui moururent dans cette guerre ne surent pas pourquoi ils mouraient. Il en est de même dans toutes les guerres. Mais non pas au même degré. Ceux qui tombèrent à Jemmapes ne se trompaient pas à ce point sur la cause à laquelle ils se dévouaient. Cette fois, l’ignorance des victimes est tragique. On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels.

Ces maîtres de l’heure possédaient les trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes : des usines, des banques, des journaux. Michel Corday nous montre comment ils usèrent de ces trois machines à broyer le monde. Il me donna, notamment, l’explication d’un phénomène qui m’avait surpris non par lui-même, mais par son excessive intensité, et dont l’histoire ne m’avait pas fourni un semblable exemple : c’est comment la haine d’un peuple, de tout un peuple, s’étendit en France avec une violence inouïe et hors de toute proportion avec les haines soulevées dans ce même pays par les guerres de la Révolution et de l’Empire. Je ne parle pas des guerres de l’ancien régime qui ne faisaient pas haïr aux Français les peuples ennemis. Ce fut cette fois, chez nous, une haine qui ne s’éteignit pas avec la paix, nous fit oublier nos propres intérêts et perdre tout sens des réalités, sans même que nous sentions cette passion qui nous possédait, sinon parfois pour la trouver trop faible.

Michel Corday montre très bien que cette haine a été forgée par les grands journaux, qui restent coupables, encore à cette heure, d’un état d’esprit qui conduit la France, avec l’Europe entière, à sa ruine totale. « L’esprit de vengeance et de haine, dit Michel Corday, est entretenu par les journaux. Et cette orthodoxie farouche ne tolère pas la dissidence ni même la tiédeur. Hors d’elle, tout est défaillance ou félonie. Ne pas la servir, c’est la trahir. »

Vers la fin de la guerre, je m’étonnais devant quelques personnes de cette haine d’un peuple entier comme d’une nouveauté qu’on trouvait naturelle et à laquelle je ne m’habituais pas. Une dame de beaucoup d’intelligence et dont les mœurs étaient douces, assura que si c’était une nouveauté, cette nouveauté était forte heureuse. « C’est, dit-elle, un signe de progrès, et la preuve que notre morale s’est perfectionnée avec les siècles. La haine est une vertu ; c’est peut-être la plus noble des vertus. »

Je lui demandai timidement comment il est possible de haïr tout un peuple :

— « Pensez, madame, un peuple entier, c’est grand… Quoi ? Un peuple composé de tant de millions d’individus, différents les uns des autres, dont aucun ne ressemble aux autres, dont un nombre infiniment petit a seul voulu a guerre, dont un membre moindre encore en est responsable, et dont la masse innocente en a souffert mort et passion. Haïr un peuple, mais c’est haïr les contraires, le bien et le mal, la beauté et la laideur. »

Quelle étrange manie ! Je ne sais pas trop si nous commençons à en guérir. Je l’espère. Il le faut. Le livre de Michel Corday vient à temps pour nous inspirer des idées salutaires. Puisse-t-il être entendu ! L’Europe n’est pas faite d’États isolés, indépendants les uns des autres. Elle forme un tout harmonieux. En détruire une partie, c’est offenser les autres.

Notre salut c’est d’être bons Européens. Hors de là, tout est ruine et misère.

 

Salut et fraternité,

Anatole France3

 
 

La une du journal L’Humanité, numéro daté du 18 juillet 1922

 

Compléments proposés par En dehors de la boîte :

Source : article publié dans le journal L’Humanité, numéro du 18 juillet 1922


Source de la photographie de la une du journal L’Humanité : Gallica (BnF)
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4004637/f1.zoom
[ Public domain ]


  1. Marcel Cachin (1869-1958), homme politique socialiste puis communiste français, fut directeur de L’Humanité, de 1918 à sa mort en 1958. Entré à la rédaction du quotidien en 1912 en remplacement de Paul Lafargue, il succède à Pierre Renaudel à la direction en octobre 1918, marquant un tournant dans la ligne éditoriale du journal. Figure majeure du congrès de Tours en décembre 1920, il contribue à l’adhésion de la majorité du Parti socialiste à la IIIe Internationale communiste et à la création du Parti communiste français. Député puis sénateur, il reste à la tête de L’Humanité durant quarante ans, traversant toutes les périodes de l’histoire du mouvement communiste français. (NdEDB) 

  2. Michel Corday, pseudonyme de Louis-Édouard Pollet (1869-1937), était un romancier français. Les Hauts Fourneaux (Paris, Ernest Flammarion, 1922) est le premier tome du Journal de la Huronne, présenté comme le journal intime d’une femme, Madame Ciboure, durant les deux premières années de la Première Guerre mondiale (1914-1916). L’ouvrage développe une critique de la guerre et dénonce les intérêts industriels qui se cachent derrière le conflit, thème qui résonne avec la célèbre citation d’Anatole France : « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. » Le second tome, La Houille rouge, couvrant les années 1916-1918, paraîtra en 1923. (NdEDB) 

  3. Anatole France, pseudonyme de François Anatole Thibault (1844-1924), était un écrivain français, membre de l’Académie française depuis 1896 et lauréat du prix Nobel de littérature en 1921. Il connaît une carrière littéraire prolifique. D’abord conservateur dans sa jeunesse, il évolue progressivement vers le socialisme, notamment après l’affaire Dreyfus où il s’engage aux côtés des dreyfusards. Il se rapproche du Parti communiste après la Première Guerre mondiale, prenant position contre le militarisme et le capitalisme. Cette lettre, publiée dans L’Humanité le 18 juillet 1922, s’inscrit dans son engagement pacifiste et antimilitariste de l’après-guerre. Il meurt le 12 octobre 1924 à Saint-Cyr-sur-Loire, et ses obsèques nationales donnent lieu à une importante manifestation populaire. (NdEDB) 

 

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