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Bruno Guigue réagit à l’éditorial du « Monde » paru le 5 août 2021.
La tech chinoise sous la férule du régime
Publié le 5 août 2021 à 11 h 47, mis à jour à 12 h 25
La radicalité de la mise au pas du secteur par Pékin interpelle sur la compatibilité de la nature du régime avec le fonctionnement d’une économie de marché.
Éditorial du « Monde ». La mise au pas du high-tech chinois par le régime de Xi Jinping n’est pas nouvelle mais elle est en train de prendre une ampleur inédite. Ces derniers jours, les fleurons du secteur ont subi un sérieux tour de vis réglementaire qui a provoqué une vague de défiance parmi les investisseurs internationaux. Alors que ces entreprises promettaient jusque-là des taux de croissance attractifs, l’heure est au doute aujourd’hui. En quelques jours, leur capitalisation boursière s’est effondrée de plusieurs centaines de milliards d’euros.
Exact, mais si « Le Monde » évoque la tourmente financière provoquée par les décisions du gouvernement chinois, il se garde bien d’en indiquer les raisons : l’État chinois est doublement souverain. À l’égard des autres États, mais aussi à l’égard des grandes entreprises chinoises. C’est pourquoi il joue un rôle régulateur, notamment pour empêcher la constitution de monopoles privés.
Les attaques portées contre ces géants chinois de l’Internet sont tous azimuts. Il y a quelques mois, Jack Ma, le fondateur d’Alibaba, le numéro un du commerce électronique, avait déjà subi les foudres du régime, l’obligeant à renoncer brutalement à l’introduction en Bourse d’Ant, sa filiale spécialisée dans les prêts financiers.
Aujourd’hui, d’autres entreprises sont dans le collimateur du gouvernement. Didi, le leader chinois de services de voitures de transport avec chauffeur, a fait l’objet d’une enquête approfondie de cybersécurité, jetant ainsi le discrédit sur la société au lendemain de ses débuts en Bourse. De leur côté, les entreprises du secteur de l’éducation privée doivent se transformer en sociétés à but non lucratif. Quant aux jeux vidéo, ils sont désormais considérés par la propagande officielle comme un « opium du peuple ». Tencent, qui réalise un tiers de son chiffre d’affaires dans cette activité, a lourdement chuté en Bourse.
Exact, mais on attend toujours la véritable explication de cette politique régulatrice. « Le Monde » pleurniche sur la chute des cours boursiers, mais il ne nous apprend rien sur les objectifs visés par le gouvernement chinois, qui sont pourtant connus de tous : contrôler l’utilisation des données personnelles par les géants du Net, casser les monopoles de fait qu’ils ont tendance à s’arroger, et provoquer une meilleure allocation des ressources des ménages chinois. Que des investisseurs internationaux perdent des plumes sur les marchés financiers est la principale préoccupation du « Monde », mais ce n’est pas celle du Parti communiste chinois. Ce que veut ce dernier, c’est réduire la facture acquittée par les usagers chinois. Cette politique est exemplaire dans le domaine du soutien scolaire : en obligeant les géants de ce secteur à se convertir en organismes à but non lucratif, Pékin les contraint à rompre avec la logique du profit et à diminuer drastiquement leurs tarifs. Véritable plaie sociale, la course folle aux cours du soir va subir un sérieux coup de frein, et c’est tant mieux. Cette nouvelle politique éducative est révolutionnaire : elle soulagera le porte-monnaie des ménages, atténuera la pression insupportable exercée sur les enfants et favorisera l’égalité des chances. Sans obérer pour autant la qualité d’un enseignement public qui a obtenu la première place mondiale dans la dernière enquête internationale PISA. Bien entendu, ce n’est pas en lisant « Le Monde » qu’on risque de l’apprendre.
Pour justifier son offensive régulatrice, Pékin dit vouloir lutter contre des entraves à la concurrence, tout en veillant à la sécurité des données personnelles et au respect des droits des utilisateurs. La formulation est surprenante de la part d’un pouvoir qui multiplie les atteintes à la vie privée pour asseoir son propre monopole politique.
Pour être plus convaincant, il faudrait expliquer en quoi le respect de la vie privée est moins assuré en Chine que dans les pays occidentaux. Edward Snowden a son idée de la question, mais il est en exil en Russie, et non dans un pays occidental où il serait immédiatement emprisonné et condamné à mourir à petit feu, comme Julian Assange. En Chine, il y a un État de droit, une police, une justice, des avocats et des associations comme dans la plupart des pays. Il est vrai que, contrairement aux pays occidentaux, les milliardaires ou les ministres ne sont pas exemptés de la loi pénale, et ils vont en prison lorsqu’ils commettent des crimes ou des délits.
Contours flous
Par ailleurs, il est légitime de s’interroger sur la valeur à accorder au droit de la concurrence dans un pays où les règles peuvent changer d’une semaine à l’autre en fonction des intérêts du pouvoir politique. [---]
Non, le droit de la concurrence évolue en Chine en fonction des intérêts de la grande majorité de la population, et le pouvoir politique tire sa légitimité de cette vigilance. Lorsque le gouvernement français accorde le monopole vaccinal à une multinationale US, en revanche, on se demande où est la concurrence. Chine, Occident : il est clair que nous avons affaire à deux systèmes politiques et à deux conceptions de la concurrence.
[---] Quant à la sécurité nationale, invoquée à tout bout de champ, les contours sont si flous sur le plan juridique qu’ils laissent libre cours à toutes les interprétations.
Eh oui, la sécurité nationale, pour les Chinois, n’est pas un vain mot. Mais en quoi ses contours seraient-ils plus flous en Chine que chez nous ? Venant d’un journal qui relaie la campagne anti-chinoise orchestrée par Washington, ce jugement de valeur fait sourire : on cautionne la politique d’ingérence occidentale dans les affaires chinoises, et on ironise bêtement sur les impératifs de la sécurité nationale chinoise. Il faudrait que « Le Monde » prenne conscience que la Chine n’est pas la France : ce n’est pas un État capitaliste-croupion démonétisé, surendetté et asservi aux intérêts US, mais un véritable État souverain qui ne badine pas avec l’indépendance nationale.
La priorité serait désormais de « réduire le fardeau financier des ménages » au détriment de la croissance des stars du Web. Derrière l’objectif louable de protéger les droits des collaborateurs de ces plates-formes, le pouvoir d’achat des parents soucieux de l’éducation de leur enfant ou les intérêts des petites entreprises face à la puissance des mastodontes de l’Internet, le régime cherche surtout à contrôler un secteur dont l’autonomie et la puissance sont de plus en plus perçues comme une menace pour la suprématie du Parti communiste chinois et la stabilité du régime.
Inutile d’employer le conditionnel : c’est bien pour accroître le pouvoir d’achat des ménages que cette politique de régulation des géants de la tech a été engagée après mûre réflexion. L’affirmation suivante, selon laquelle ces entreprises menaceraient la suprématie du Parti communiste chinois, ne repose sur aucun fondement. Alibaba et Tencent ne risquent pas de prendre le pouvoir. Depuis 1949, c’est le Parti communiste chinois qui fixe les règles du jeu, et il n’y a aucune raison que ça change. La confusion entre opérateurs privés et décideurs publics est un tropisme du capitalisme occidental, et non une loi de l’histoire. En Chine, il n’y a pas d’État profond, pas de multinationales qui tirent les ficelles, pas d’industrie privée pour entretenir la course aux armements. On pense ce qu’on veut du système politique de la République populaire de Chine, mais une chose est sûre : les capitalistes ne sont pas près d’y prendre le pouvoir.
Que le high-tech soit sous la surveillance grandissante des gouvernements n’est pas spécifique à la Chine. Depuis des années, l’Union européenne et, plus récemment, les États-Unis cherchent à réguler le secteur. La différence est que cette reprise en main se déroule dans le cadre d’un État de droit, parfois au prix de procédures longues et fastidieuses mais qui garantissent le respect de la propriété privée.
Il faudrait que « Le Monde » actualise sa base de données. L’État de droit en Chine n’a rien à envier à celui des pays occidentaux. Les USA comptent 2,5 millions de détenus pour 328 millions d’habitants. En Chine, il y a 2 millions de détenus pour 1,4 milliard d’habitants. La répression des Gilets jaunes s’est traduite par des milliers de blessés et des dizaines de mutilés, et la comparaison avec la gestion des manifestations à Hong Kong est éloquente. En France, il est risqué de filmer les policiers. En Chine, c’est possible. En France, on impose le passe sanitaire, tandis qu’en Chine la haute autorité sanitaire a interdit l’obligation vaccinale, comptant plutôt sur le civisme des Chinois que sur la contrainte légale. Il est vrai que le vaccin chinois inspire davantage confiance que la mixture made in USA.
Xi Jinping a choisi une autre voie, plus radicale. Les investisseurs occidentaux doivent plus que jamais se poser la question de la compatibilité de la nature du régime avec le fonctionnement d’une économie de marché. En Chine, celle-ci a tendance à se transformer en un théâtre d’ombres.
L’éditorialiste du « Monde » nous a gardé le meilleur pour la fin : la sacro-sainte économie de marché serait incompatible avec l’abominable régime chinois. Mais l’idée que la conception chinoise diffère quelque peu de la conception occidentale ne lui effleure pas le cerveau. Les mécanismes de marché, qui existent dans toute économie qui n’est pas de simple subsistance, n’ont pas vocation à fonctionner par eux-mêmes. Ils font toujours l’objet d’une régulation, variable selon les pays, destinée à favoriser une allocation optimale des ressources. L’économie socialiste de marché, en vigueur en Chine depuis les années 90, implique des décisions régulatrices. Qu’elles ne plaisent pas aux économistes néolibéraux du « Monde » n’a guère d’importance. L’essentiel, c’est qu’elles assurent le mieux-être du peuple chinois. Dans ce pays, l’État dirige l’économie, et c’est tant mieux pour les Chinois. En France, ce sont les marchés qui dirigent l’économie, et ce n’est pas brillant. Quant au « théâtre d’ombres » évoqué à la fin de l’édito, c’est surtout celui qu’entretient le dogmatisme libéral.
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