• Langue originale : français |
Le temps présent met à l’épreuve les catégories de la philosophie politique classique. Il impose de penser à nouveaux frais la justice et la force, la liberté et la servitude, la politique et la morale. Aucune philosophie universelle ne fournissant les réponses exigées par la raison, l’histoire en acte se charge de rebattre les cartes. Signe des temps, les notions les plus communes ne résistent pas au vent de la critique, les vieilles idoles vacillent sur leur piédestal. Ainsi le discours dominant brandit le nom de démocratie comme un talisman. Mot-valise, bon à tout et propre à rien, emblème douteux des régimes occidentaux, il doit son efficacité symbolique à son caractère équivoque. Pour peu qu’on lui donne une définition rigoureuse, le charme s’évanouit, la supercherie s’évente.
Entretien de Bruno Guigue avec le média en ligne Front Populaire, à l’occasion de la parution de son livre Philosophie politique aux éditions Delga…
FP : Les penseurs modernes ont postulé l’état de nature pour mieux penser la société civile. Cet « état de nature » a-t-il réellement existé ?
BG : Non, l’état de nature est une fiction théorique. Les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles inventent cet état primordial de l’humanité afin de promouvoir une certaine idée de l’homme. Ce n’est pas une description réaliste, mais un procédé analytique. Il s’agit de rendre compte des dispositions natives de l’homme, par exemple de sa propension à l’empathie, comme le fait Rousseau, ou de sa propension au conflit, comme le fait Hobbes. Chaque philosophe, en somme, prend parti dans ce débat anthropologique pour accréditer une conception de la société conforme à ce parti pris. La fiction de l’état de nature est censée rendre compte de l’homme originel, mais personne n’est dupe : c’est un artifice permettant de définir les fondements d’un ordre social légitime, car conforme à des dispositions supposément naturelles. Chez Hobbes, par exemple, l’égoïsme possessif de l’homme rend nécessaire l’institution d’un pouvoir absolu. Chez Rousseau, il s’agit de retrouver l’équivalent de la liberté et de l’égalité naturelles.
Plusieurs types de sociétés primitives ont existé. Malgré leurs différences, quels étaient leurs points communs ?
Dans la société primitive, l’égalité n’est pas affirmée sur le plan théorique, mais elle est effectivement mise en pratique. Ce n’est pas seulement une société frugale où les moyens sont ajustés aux besoins. C’est une société qui conjure le risque de sa propre division en imposant une stricte homogénéité des conditions d’existence. La seule division du travail, c’est celle entre les hommes et les femmes, mais aucun groupe ne s’érige en groupe dominant. C’est une société sans classes sociales, sans État, qui est à la fois égalitaire et conservatrice, car l’ordre dont elle se réclame n’est autre que l’ordre cosmique. L’osmose avec la nature est la pensée profonde de la société indigène, c’est ce qui fonde sa légitimité et son indépendance. Mais il faut bien voir que cette liberté collective se paie de l’absence totale d’autonomie individuelle : qu’un membre du groupe s’exonère de ses obligations coutumières est inconcevable.
Comment la révolution néolithique a-t-elle bouleversé le mode de vie des sociétés primitives ?
La révolution néolithique est le résultat de la sédentarisation, et la sédentarisation le fruit de l’agriculture. La communauté de chasseurs-cueilleurs du paléolithique est une micro-société égalitaire, frugale et rudimentaire. Cet équilibre s’est maintenu aussi longtemps que la pression interne ou externe ne venait pas l’altérer. Mais en se fixant sur un territoire qu’elles s’approprient, les communautés agricoles du néolithique ont inauguré une ère nouvelle. Ce n’est pas un hasard si l’on parle de la révolution néolithique comme on parle de la révolution industrielle. Ce sont les deux moments-clé d’une histoire humaine qui se débat, depuis la disparition des sociétés primitives, dans les affres de la division de la société en classes antagonistes, les conflits liés à l’exercice du pouvoir politique et les emballements mortifères des religions d’État.
L’État, la guerre, les classes sociales… Toutes ces choses qui nous paraissent aujourd’hui intemporelles n’ont donc pas toujours existé ?
Non, bien sûr, ce sont des inventions récentes. Homo sapiens a 200 000 ans, et l’État a 6 000 ou 7 000 ans tout au plus. Organe dirigeant détaché de la société, l’État est la matérialisation du pouvoir politique. C’est un champ stratégique où s’affrontent des forces sociales qui entendent peser sur la production des normes collectives. Mais cette institution n’a pas surgi du néant, de l’imagination ou du hasard. Elle est le fruit tardif de la maturation d’un nouvel agencement social. Elle résulte d’une série de transformations qui ont donné corps à une nouvelle façon d’être au monde. Tournant décisif de l’évolution humaine, la révolution néolithique a fait naître l’opposition entre les dominants et les dominés, et toute la question est de savoir si nous pourrons en sortir un jour.
Quel est le principal saut qualitatif apporté par les Grecs antiques en termes de pensée politique ?
Pourquoi faut-il que les hommes vivent dans une communauté politiquement organisée, et sous quelles conditions cette communauté leur permettra-t-elle d’accomplir leur véritable destination ? Dans l’aire civilisationnelle qui est la nôtre, les Grecs sont les premiers à avoir formulé ces questions. « Chez les hommes », disait Platon, « ce n’est pas comme chez les abeilles, où l’on voit tout de suite qui est la reine : c’est pourquoi nous devons écrire des constitutions. » D’autres traditions culturelles y ont également réfléchi. La pensée chinoise classique pose explicitement le problème de la légitimité du pouvoir politique : on se demande quel est le fondement de la loi, quel est le bon usage du pouvoir. Mais la réflexion a pris des chemins différents. Compte tenu de l’héritage grec, caractérisé par de petites cités autarciques, l’Occident a mis l’accent sur les procédures délibératives, tandis que l’Orient a privilégié la conformité de l’action politique à des fins collectives.
La grande invention de la pensée moderne semble être l’« individu ». Est-ce une redéfinition de l’homme ?
Ce n’est pas l’individu qui est une invention moderne, mais l’individualisme, c’est-à-dire une conception de l’homme qui ordonne la société aux exigences d’un individu autocentré. Tandis que la société traditionnelle le soumettait aux impératifs de la vie commune, la société moderne s’aligne sur les revendications d’un individu porteur de droits, dont la logique existentielle reflète celle de rapports marchands en plein essor. C’est pourquoi la philosophie politique, à partir du XVIIe siècle, affirme les prérogatives d’un individu-substance pour en déduire, ensuite, les caractéristiques du pacte social. C’est ce tour de passe-passe qui marque la rupture avec le passé et inaugure la modernité libérale. Mais c’est aussi ce qui distingue la pensée occidentale de la pensée chinoise, par exemple, pour qui la coexistence précède l’existence, et l’individu n’est rien sans la société.
La modernité, c’est aussi la grande introduction de la multitude et des rapports de forces au sein du champ politique. Comment s’est produite cette incursion ?
Cette irruption de la multitude dans la pensée politique est liée à la crise des sociétés d’ordres héritée du Moyen-Âge, car cette crise favorise la recherche d’un nouveau fondement à l’action politique. Ce n’est pas un hasard si l’Italie de la Renaissance est le théâtre de cette révolution intellectuelle, avec Machiavel, et si elle se prolonge dans la Hollande bourgeoise du XVIIe siècle, avec Spinoza. L’idée essentielle, c’est la nécessité de l’adhésion populaire, l’idée que sans la force du peuple rien n’est possible. Car l’ordre politique n’est pas un ordre imposé de l’extérieur, mais le résultat des interactions entre les puissances individuelles qui, en se composant, deviennent puissance collective. Le droit qu’ont les détenteurs du pouvoir, c’est donc la puissance dont la multitude leur accorde l’usage, et qu’elle pourrait aussi bien leur retirer si elle le jugeait nécessaire. Si le peuple se révolte, après tout, il en a bien le droit ! Avec Machiavel et Spinoza, tout commande de solliciter l’appui des plébéiens, d’infliger un coup d’arrêt aux ambitions des riches et de fonder la prospérité de l’État sur une armée nationale.
Deux conceptions de la liberté vont progressivement s’affronter, une liberté « jouissance », celle des Modernes, et une liberté plus « politique », celle des Anciens. Comment s’est structurée cette opposition ?
Ce qui est passionnant, dans cette histoire, c’est que Rousseau semble d’abord adopter les mêmes présupposés que le libéralisme. Il dépeint un homme originel autosuffisant, solitaire et craintif. Bref, il part de l’individu comme s’il pouvait exister isolément, et il en proclame haut et fort, à la fois, la liberté individuelle et l’égalité naturelle avec ses semblables. Le paradoxe, c’est qu’il construit à partir de cette anthropologie individualiste une théorie du pacte social où l’individu ne peut s’accomplir que dans une communauté fusionnelle. Pour que chacun demeure libre dans l’état social comme dans l’état de nature, il faut que la volonté particulière se fonde dans la volonté générale. Cette anthropologie ôte toute légitimité aux conceptions qui postulent l’inégalité naturelle pour justifier la hiérarchie sociale, comme les théories conservatrices, ou qui affirment la liberté et l’égalité naturelles, mais les jugent socialement incompatibles, comme les théories libérales. C’est pourquoi le véritable adversaire de Rousseau sera le libéral Benjamin Constant, pour qui l’argent-roi est le garant de la liberté individuelle et de la jouissance privée. Une conception « moderne » de la liberté qui fait bon marché de l’égalité, et qui s’oppose à l’idée rousseauiste d’une liberté politique où l’égalité rime nécessairement avec la liberté, car elle est la condition expresse de la souveraineté populaire.
À ce titre, vous expliquez que Rousseau est souvent mésestimé et incompris. En quoi sa pensée est-elle plus profonde que la caricature qui en est faite ?
Oui, et cette mésestime vient d’un refus de comprendre l’originalité de Rousseau, sans doute parce qu’elle dérange, depuis deux siècles, le confort intellectuel des élites libérales et néolibérales. Il est clair que le libéralisme et le rousseauisme, lorsqu’ils évoquent la liberté, ne parlent pas du tout de la même chose. Pour Rousseau, la liberté est collective, elle passe par l’obéissance à la règle commune. La liberté n’est pas le caprice individuel. Elle ne consiste pas à faire ce dont on a envie, à suivre la pente de ses inclinations égoïstes, à s’enrichir sans fin pendant que d’autres manquent du nécessaire. La liberté consiste à participer aux affaires communes, à faire prévaloir le citoyen sur l’individu, le public sur le privé, l’État sur l’entreprise. Contrairement à ce que postule l’individualisme libéral, la liberté n’est pas une fonction du désir, mais un effet de la loi. La liberté est exigence avant d’être jouissance, elle suppose que la loi commune gouverne les hommes, et que personne ne soit au-dessus des lois.
Après Hegel, la pensée marxiste a consisté à rendre compte d’un sens de l’histoire accomplissant la marche vers la fin de l’aliénation. Ce projet n’a-t-il pas déraillé ?
Désolé, mais je vais être désagréable : seule la pensée de Marx nous fournit les moyens intellectuels de comprendre le monde dans lequel nous vivons. Produisant une théorie rationnelle de l’histoire, analysant les mécanismes de l’économie moderne, Marx a pronostiqué l’avènement d’une société nouvelle. Mais les formules optimistes par lesquelles il déclarait cet avènement imminent ne doivent pas faire illusion : elles ne signifient pas son aveuglement aux immenses difficultés qui attendaient le monde ouvrier dans l’accomplissement de sa tâche historique. Étrangère à tout romantisme révolutionnaire, récusant l’esprit d’utopie, la révolution a toujours été conçue par Marx comme un processus de longue durée, traversé de contradictions, où s’enchaîneraient des luttes sans merci entre forces révolutionnaires et réactionnaires. À la fin de sa vie, Marx pensait encore qu’elle surviendrait dans les pays capitalistes les plus développés. Comme on le sait, ce pronostic a été déjoué, puisque la révolution a éclaté dans des pays retardataires, coloniaux ou semi-coloniaux. Mais le tour pris par les événements n’invalide ni la pertinence des analyses de Marx en son temps ni le système conceptuel dont il est l’auteur. En revanche, elle invite à penser les conditions nouvelles du processus historique en utilisant les outils intellectuels que Marx nous a légués.
La mondialisation nous a été vendue comme un processus naturel, incontournable. Va-t-elle encore « de soi » aujourd’hui ?
La mondialisation n’est pas plus un processus naturel qu’une centrale nucléaire. C’est un phénomène historique de longue durée qui, sous sa forme capitaliste, a au moins trois siècles. Le premier à avoir décrit ce phénomène, c’est Marx. Dès 1848, il l’a analysé avec l’acuité d’un regard clinique. Dans le Manifeste du parti communiste, il décrit la constitution d’un vaste marché mondial qui s’étend sur la surface de la Terre et absorbe toutes les activités humaines. Il montre comment, au détriment de la valeur d’usage, l’extension de la production a imposé le règne de la valeur d’échange. Sous sa forme contemporaine, la mondialisation est liée à une financiarisation de l’économie mondiale dont les États-Unis ont pris l’initiative. Mais il semble que le monstre ait échappé à son créateur. La Chine est entrée à l’OMC en 2001, et vingt ans plus tard elle est la première puissance commerciale mondiale. Pékin et Washington ont tiré profit de l’accroissement des échanges. Mais la politique des États-Unis est assujettie aux intérêts d’une oligarchie financière qui se soucie avant tout de maximiser ses profits : la mondialisation, c’est une machine à sous pour hyperriches. L’enrichissement privé a aussi eu lieu en Chine, mais sous la tutelle d’un État souverain qui exige aujourd’hui des riches qu’ils restituent une partie de leurs profits.
Contre l’altermondialisme et l’internationalisme, vous semblez considérer que l’État-nation a encore un rôle à jouer. Pourquoi ?
Comme la mondialisation des échanges, l’État-nation est une réalité historique. Mais certains, comme les trotskistes, font comme s’il n’existait pas. D’autres, qui se prétendent également révolutionnaires, veulent lui tordre le cou. Lors du référendum européen, en 2005, le théoricien de l’altermondialisme, Antonio Negri, a déclaré qu’il fallait « voter Oui pour en finir avec cette saloperie d’État-nation ». Si l’altermondialisme appelle à « penser global pour agir local », c’est surtout pour donner congé au national. En réalité, il est le double de la mondialisation capitaliste qu’il prétend combattre, l’allié subjectif et objectif de l’oligarchie mondialisée. L’autre conséquence de cet aveuglement, c’est la dénégation des expériences concrètes d’émancipation. Que ce soit en Chine ou au Venezuela, la construction du socialisme ne lui inspire que du mépris. À ses yeux, seules les luttes globales méritent d’accéder à la dignité révolutionnaire. Quant à l’internationalisme, il faut faire attention à la signification qu’on lui donne. S’il s’agit de la révolution mondiale, c’est à ranger au musée des vieilleries idéologiques. Mais s’il s’agit de l’alliance entre nations en lutte contre l’impérialisme, il est plus que jamais d’actualité. Lorsque la Chine livre du matériel médical au peuple cubain, c’est de l’internationalisme.
Selon vous, les régimes occidentaux ne sont pas démocratiques ou du moins sont des fausses démocraties ? Pourquoi faudrait-il y voir davantage des « oligarchies libérales » ?
Si nous vivions en démocratie, nous pourrions dire aujourd’hui : voilà, l’élection présidentielle aura lieu dans quelques mois. Un candidat de gauche ayant un programme réellement progressiste a une chance d’être élu, et s’il est élu, il appliquera l’essentiel de son programme. Or nous savons pertinemment que c’est impossible. Pourquoi ? D’abord parce qu’en régime bourgeois le contexte de la lutte est toujours défavorable à ceux qui représentent les non-possédants. La compétition électorale ne se déroule jamais dans des conditions d’objectivité garanties, par exemple, par la représentation équitable des courants de pensée dans la sphère médiatique. Contrairement à ce que proclament les régimes dits démocratiques, la politique n’est nulle part une scène transparente où les opinions sont équivalentes. Le débat politique est censé favoriser la libre expression du suffrage populaire, mais il est strictement canalisé par les conditions matérielles de son exercice. La diversité des opinions est louée par l’idéologie dominante, mais, dans les faits, elle passe au laminoir des moyens d’information dont la bourgeoisie contrôle l’usage. Les médias sont les instruments de production et de diffusion de l’information, et la classe qui en détient la propriété oriente cette information conformément à ses intérêts. Comme vous le savez, 95 % de la presse française appartiennent à une vingtaine de personnes dont je vous laisse deviner les choix politiques. Mais ce n’est pas tout. Si d’aventure ce candidat réussissait à se faire élire, il exploserait en plein vol, dès les premières semaines de son mandat, face à l’offensive des marchés financiers et à la fuite massive des capitaux. En fait, il serait la victime expiatoire de cette même oligarchie qui aura fait l’impossible, de toute façon, pour l’empêcher d’être élu. Les conditions objectives de la compétition pour le pouvoir étant ce qu’elles sont, je tiens notre régime politique pour une oligarchie libérale, dans laquelle les détenteurs de capitaux exercent le pouvoir économique, possèdent le pouvoir médiatique et contrôlent le pouvoir politique. Quant à la démocratie, c’est une hallucination collective.
Votre ouvrage se conclut sur un éloge de la Chine, cet « empire sans impérialisme ». En quoi y voyez-vous un modèle ?
Dans mon livre, j’ai écrit le contraire : il nous faut renoncer à cette image absurde d’une Chine conquérante et prosélyte. Les Chinois sont persuadés que leur système est unique, et ils ne cherchent à convertir personne. Qu’ils exportent des marchandises ou construisent des ponts à l’étranger, ils défendent leurs intérêts. Mais leur ambition n’est pas de repeindre le monde aux couleurs de la Chine. Leur vision du monde est pluraliste. Quitte à commettre des erreurs de parcours, chaque peuple doit trouver sa voie par lui-même. Quand je dis que la Chine est pacifique, les faits parlent d’eux-mêmes : la Chine ne fait aucune guerre depuis 40 ans, parce que ses dirigeants ont privilégié le développement. L’universalisme dont se réclame le monde occidental colle étroitement à ses intérêts. L’universalisme chinois, au contraire, repose sur l’idée que la coexistence des différences est dans l’ordre des choses. Il est inclusif, et non exclusif. Tandis que les États-Unis se cramponnent à leur hégémonie finissante, les Chinois savent qu’ils sont la puissance montante. Le pacifisme de la Chine est l’envers de sa réussite économique, quand le bellicisme des USA est le reflet de leur déclin. Au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique, le libéralisme devait répandre ses bienfaits, réalisant l’unification du monde sous les auspices du modèle américain. Mais à la place du libéralisme triomphant, c’est le nouvel empire confucéen qui dame le pion à l’Occident libéral. Quelle gifle !
La politique étant devenue un « job » de « gestionnaires », la philosophie politique a-t-elle encore un sens au XXIe siècle ?
La philosophie politique commence lorsque la raison ne se satisfait pas de contempler l’ordre établi et entreprend d’en interroger les fondements. Mais ce n’est pas une spéculation abstraite. Il s’agit de mettre en question les représentations dominantes, de s’interroger sur le sens des mots. Nous sommes férus de liberté. Mais de quoi parle-t-on ? En 1791, les députés à l’Assemblée constituante ont interdit les associations ouvrières au nom de la liberté du travail. C’est la fameuse loi Le Chapelier. Les Constituants se sont réclamés de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pour empêcher le prolétariat d’exercer ses droits ! Au XXe siècle, les démocraties occidentales ont mené des guerres dévastatrices au nom de la liberté, de la civilisation, de la démocratie et des droits de l’homme. Que signifient ces concepts ? Qui les utilise, et à quelles fins ? Faute de cette interrogation permanente, nous demeurons dans l’ornière idéologique de la pensée dominante. Faire de la philosophie politique, c’est s’intéresser aux auteurs du passé, parce que leurs questions entrent en résonance avec les nôtres, qu’ils ont sur nous le privilège de l’antériorité, et qu’ils ont souvent forgé des concepts qui nous permettent de nous orienter dans le dédale des interprétations. Mais ni Platon, ni Rousseau, ni Marx n’apportent de réponses claires aux questions contemporaines. Il ne s’agit pas de répéter ce qu’ils disent, mais de s’inspirer de leur méthode pour tenter de penser par nous-mêmes. Pour accomplir cette tâche, inutile de compter sur ceux qui font un « job » de gestionnaires, comme vous dites. Comme disait Machiavel, il faut se mettre du côté du peuple pour comprendre les raisons du prince et se mettre du côté du prince pour comprendre les raisons du peuple. Les idéologies à la mode se gardent bien de le faire !
Philosophie politique
par Bruno Guigue (Les éditions Delga, 2021)
Le temps présent met à l’épreuve les catégories de la philosophie politique classique. Il impose de penser à nouveaux frais la justice et la force, la liberté et la servitude, la politique et la morale. Aucune philosophie universelle ne fournissant les réponses exigées par la raison, l’histoire en acte se charge de rebattre les cartes. Signe des temps, les notions les plus communes ne résistent pas au vent de la critique, les vieilles idoles vacillent sur leur piédestal. Ainsi le discours dominant brandit le nom de démocratie comme un talisman. Mot-valise, bon à tout et propre à rien, emblème douteux des régimes occidentaux, il doit son efficacité symbolique à son caractère équivoque. Pour peu qu’on lui donne une définition rigoureuse, le charme s’évanouit, la supercherie s’évente. (Bruno Guigue)
Normalien, énarque, chercheur en philosophie politique et chroniqueur en géopolitique, Bruno Guigue est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages, dont Chroniques de l’impérialisme (Delga, 2017) et La fable du libéralisme qui sauve le monde (Delga, 2019).
Sources : entretien publié
Paramétrage
|
|||||
Aspect :
|