Traduit de l’anglais par Les lecteurs de Les Crises () • Langue originale : anglais |
La confrontation qui se produit au sein de l’UE n’est-elle pas en quelque sorte une relance des luttes qui étaient précisément opposées à la notion d’un Empire européen imposant, par une autorité centralisée et éloignée, sa « Lex Europa » rigide à des peuples divers ?
Où que l’on regarde, il est évident que les élites de l’Establishment d’après-guerre sont sur la défensive. Elles maintiennent une hauteur panglossienne étudiée. Que l’on soit en Grande-Bretagne, où une Première ministre semble prête à sacrifier le futur de son propre parti sur l’autel du maintien d’un lien confortable entre les affaires et les ambitions arrogantes de Bruxelles d’être un acteur économique global, rivalisant avec les USA ou la Chine. Que Trump soit prêt à mettre le système financier de l’Amérique en péril sur le plan fiscal et sur celui de la dette, dans le but de permettre aux rouages du Complexe Militaro-Industriel de continuer à ronronner et tourner confortablement — à un moment où l’excès de dépenses du gouvernement des États-Unis menace déjà de briser la « confiance » dans le dollar.
Que ce soit en Europe, où le retournement brutal de la BCE marque un échec conceptuel colossal… [i.e. la destruction et le transfert de la richesse d’épargnants de l’Eurozone pour venir au secours des débiteurs ; et du grand public vers les banques, les gouvernements et les grands groupes afin de venir au secours de leurs bilans]. Ceci a concrètement contribué à voir l’Eurozone devenir un zombie économique, et à voir se radicaliser un électorat devenu important et hostile.
Qu’elle soit manifeste encore avec la confusion évidente de l’UE provoquée par l’« atterrissage » tectonique de la Chine à Rome le mois dernier, annonciateur du déplacement des « plaques » du commerce mondial. Peut-être les dirigeants de l’UE l’ont-ils bien « capté » – que l’UE est déjà engagée dans un toboggan glissant vers de « nouvelles eaux », dérapant vers une séparation de la fratrie depuis l’ex-« maison parentale » de la relation transatlantique, vers une nouvelle vie dans laquelle figure un partenaire chinois. Mais si c’est le cas, la réflexion stratégique n’est pas évidente.
Ou que cela concerne la surprise de l’Establishment de la politique étrangère de Washington face à l’entrée en force de la Chine et de la Russie dans le « jeu » de changement de régime qui se joue au Venezuela ; ou celle causée par la Turquie, membre de l’OTAN insistant pour acquérir des S400 russes, en dépit des menaces de Washington ; ou (inimaginable), celle causée par les minuscules Jordanie et Liban disant en réalité « non » aux États-Unis (au plan de Kushner de déposséder le roi Abdallah de sa garde d’Al Quds — Jérusalem —, ou dans le cas du Liban, en refusant de mener une guerre de sanctions contre ses concitoyens.)
La « façade » étudiée persiste, mais des fissures apparaissent. Ce qui est significatif, et très intéressant, c’est que la résistance s’inflitre dorénavant dans les rangs de l’« Establishment » lui-même. (L’Establishment n’a jamais été homogène, mais la révolte interne dans ses rangs s’est toujours facilement cautérisée, et la blessure guérissait rapidement.) Plus maintenant — du moins, plus aussi facilement.
Dans l’ensemble, les élites de l’après-guerre sont ébranlées. La réaction à l’issue de l’enquête Mueller (par le trublion de l’Establishment qu’est Trump), et la violente sortie de Michel Barnier (UE) disant qu’il y a des malfaiteurs (Nigel Farage en particulier), qui en réalité « veulent détruire l’UE de l’intérieur ; et d’autres de l’extérieur » — ne sont que deux symptômes d’une fracture psychique dans une riposte mentale autrefois cartésienne et verrouillée. Des concepts fondamentaux sont remis en question sur de nombreux fronts.
Une antique guerre européenne faite de deux « visions » — celle des conservateurs (avec un petit « c ») vielle école qui sont instinctivement méfiants vis à vis des grands projets utopiques, et celle de ceux qui chérissent l’autonomie et des institutions autochtones — se rebellent contre l’étreinte contemporaine du millénarisme.
C’est ce qui est très furieusement ressorti avec le Brexit, avec la vanité à la Jupiter de Macron ; avec le mépris et le non-conformisme en provenance d’Italie ; avec le dédain non dissimulé pour les « valeurs » de l’UE émanant de Varsovie, Budapest, et d’autres capitales du groupe de Visegrád. Est-il vraiment possible que l’UE maintienne sa position intransigeante face à la multiplication des défis ?
Pourtant, en dépit de ce catalogue ; en dépit de toutes les preuves autour de nous que nous sommes au bord d’un de ces points d’inflexion majeurs, nous ne faisons que flâner, continuant de faire comme d’habitude — sûrs que nous nous débrouillerons, que ce sera d’une façon ou d’une autre « okay ».
Mais le voulons-nous ? Pourquoi cet optimisme béat ? Nous sommes peut-être en train d’entrer en récession mondiale. Cependant, ni la Fed ni la BCE n’ont les armes pour la traiter (comme ils l’admettent volontiers) sans avoir davantage recours à la planche à billets, à la suppression des taux d’intérêt et aux acquisitions d’actifs. Quel sera alors le résultat, cette fois-ci ? Les Banques Centrales auront recours à la planche à billets (collectivement, déjà 1 000 milliards de dollars US pour ce premier trimestre). Dans les cas précédents d’inflation monétaire, des importations de produits chinois bon marché ont réellement permis de contenir l’inflation en Occident. Nous avons pu « imprimer » des billets, apparemment sans retour de flamme. Et la Chine nous a effectivement « prêté » le stimulus de sa croissance.
Mais le retour de flamme finit toujours par survenir, seulement de façon moins visible. L’« impression » [de billets (NdT)] représente un transfert de richesse gigantesque d’une composante de la population vers une autre. Le tissu de notre politique peut-il vraiment assimiler des inégalités encore plus grandes, sans s’écarteler, sans exploser ? Les Gilets jaunes ne tirent-ils pas la sonnette d’alarme ? Apparemment, non. Les marchés continuent d’embellir. Certainement, les conséquences, face à la réponse inévitable (dorénavant complètement verrouillée) des autorités monétaires à la stagnation, sera cette fois que 60 % s’enfonceront tout près du bord de la « falaise économique » (tandis que 40 % s’envoleront) – et les jeunes deviendront les nouveaux chômeurs de longue durée.
Plus fondamentalement, la question rarement posée est : l’Amérique peut-elle vraiment Être de Nouveau Grande (MAGA) [selon le slogan « Make America Great Again » (NdT)], son armée totalement renouvelée, et son infrastructure civile réhabilitée, alors qu’elle part aujourd’hui d’une position où le manque à gagner (depuis le début de l’année) des ressources fédérales est de 30 % ; où sa dette est si importante que les USA peuvent seulement survivre en maintenant les taux d’intérêt à un niveau (de zombification) proche de zéro ?
Et à nouveau, est-ce vraiment faisable de forcer des emplois manufacturiers à retourner, depuis leur délocalisation à bas coût en Asie, dans une Amérique où le coût de base est élevé — sur la toile de fond d’une Amérique devenue de plus en plus « coûteuse », au travers de ses politiques d’inflation monétaire figées — si ce n’est en faisant chuter la valeur du dollar pour rendre cette plateforme à coût élevé à nouveau compétitive ? Est-ce que « Rendre sa grandeur à l’Amérique » est réaliste ? Ou bien la réintroduction d’emplois aux USA depuis le monde à bas coût finira-t-elle par initier cette récession même que les Banques Centrales craignent tant ?
Et alors que les élites d’après-guerre en Amérique et en Europe essaient de plus en plus désespérément de maintenir l’illusion d’être l’avant-garde d’une civilisation globale, comment géreront-ils la réapparition d’un « état-civilisation » à part entière, c’est-à-dire de la Chine ? Comment l’UE répondra-t-elle à un Pentagone obsédé par la Chine, la Chine, la Chine, quand cette Chine est en train de construire sa Route de la Soie directement en Europe ? L’UE optera-t-elle — comme l’Amérique — pour le protectionnisme, et pour la promotion de fusions et de mégagroupes afin de concurrencer les grandes entreprises américaines et chinoises ? L’Europe est-elle même capable de freiner les USA, alors que ces derniers construisent leur endiguement militaire de la Chine, et attendent de l’Europe qu’elle joue le jeu ?
En Europe, la poussée contre un « système » français d’élites retranchées, profitant à quelques-uns et échouant auprès du plus grand nombre, menace de mettre à bas l’équilibre politique de la France. Au Royaume-Uni, le Brexit menace de faire éclater le système des partis politiques britanniques. Les différences de points de vue sur la relation du Royaume-Uni avec l’UE n’ont jamais été plus profondes, plus saillantes, et plus enracinées que maintenant. Les différences entre les élites urbaines cosmopolites de Londres et le reste du pays n’ont jamais été si marquées. La question maintenant est de savoir si, et à quel niveau, le Royaume-Uni doit appartenir à l’Europe, qui est selon Der Spiegel « un empire… un pouvoir central exerçant un contrôle sur de nombreux peuples différents… à la manière d’un Reich allemand dans le milieu économique » — cette question est devenue un clivage fondamental.
Le Brexit est en train de devenir plus grand que le « Brexit ». Les vieilles allégeances partisanes n’opèrent plus, et sont en train d’être dépassées. Les deux partis principaux sont fracturés. Des militants jusqu’ici loyaux qualifient les dirigeants de leur parti de traîtres — ou pire. Le marqueur en matière de parti n’est plus la classe, ou l’adhésion familiale historique : c’est « Quitter » ou « Rester ».
Les changements tectoniques comme celui-ci sont rares. Mais quand ils surviennent, ils offrent la possibilité d’un changement profond et d’un réalignement. De nombreux Britanniques sortent des loyautés et préférences dans lesquelles ils ont autrefois vécu. De nouveaux partis et de nouveaux acteurs émergent. Les partis existants se fracturent — ou essaient de se réinventer — alors que le dédain pour les partis et leurs dirigeants atteint des proportions épidémiques. Tout ce qui semblait solide part en fumée, avec des conséquences profondes pour le futur politique et même pour le système de gouvernance — alors que le parlement britannique s’est « dévoyé », alors que le parlement s’est affairé à usurper la prérogative de gouverner.
Les membres de partis britanniques habituellement fort courtois disent, à la lumière de ce qu’il s’est passé au parlement la semaine dernière, que seule une « révolution politique » peut restaurer une gouvernance légitime au Royaume-Uni. Incroyable. Prenons ceci comme exemple :
« Nous sommes estomaqués devant les machinations politiques survenant tous les jours, en fait toutes les heures, de la Première ministre, du Parlement et de l’Establishment. Nous avons été témoins de la réécriture de la tradition constitutionnelle, ce qui est un mépris flagrant des engagements pris, la déformation des règles et des mensonges à une échelle industrielle.
Tout ceci pour garder le Royaume-Uni prisonnier du système de l’UE et une vache à lait pour la bureaucratie de l’Allemagne et de Bruxelles. Aucune hérésie n’est permise dans la nouvelle inquisition. Ce qui est étonnant est la croyance apparemment perpétuelle au sein de nos classes supérieures que les “gens ordinaires” ne regardent pas et ne comprennent pas ce qu’il se passe. »
Une opinion émise par quelque radical, peut-être ? Non, il s’agit d’une citation de l’ancien Directeur général de la Chambre du Commerce britannique, ayant 30 ans d’expérience de gouvernement britannique et UE. L’Establishment personnifié. Quand la résistance part des élites, historiquement, cela suggère que nous devons nous attendre à un long conflit à venir.
Il peut être satisfaisant de penser que c’est une réaction britannique insulaire au Brexit, peu généralisable. Mais ce serait une erreur. Nous sommes à l’aube d’une inflexion. N’est-ce pas semblable à ce qui se passe aux USA, avec les « déplorables » (comme des « Confédérés » d’aujourd’hui) faisant face aux libéraux urbains du nord, tout comme lors de la Guerre civile américaine ?
L’impasse qui se met en place en Europe n’est-elle pas quelque part une répétition des combats menés par des nations (principalement protestantes), qui étaient précisément opposées à la notion d’un Empire européen imposant sa « Lex Europa » rigide sur des peuples divers, par une autorité centralisée et lointaine ?
Cela survient à un moment où les USA et les économies européennes sont fragiles. Pourquoi le risque inhérent à tout cela est-il si difficile à percevoir ou à reconnaître ?
Sources :
Source de l’illustration d’en-tête : PxHere
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