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La City, dans son immense majorité, ne voulait pas du Brexit. Pourquoi se priver d’un accès direct au marché européen et d’une influence prépondérante sur les décisions prises à Bruxelles ? Si elle a échoué à maintenir ces privilèges, la puissante industrie financière londonienne cherche déjà à inspirer, dans la plus grande opacité, le futur accord de libre-échange entre Union européenne et Grande-Bretagne. Et en particulier à s’assurer une voix prépondérante en matière de régulation financière, grâce à des mécanismes comme la coopération réglementaire et les tribunaux d’arbitrage.
Depuis le référendum sur le Brexit de juin 2016, l’heure est à la concurrence entre capitales européennes pour rafler le maximum d’emplois délocalisés de la City. Une aubaine pour les banquiers et les gérants de fonds, convoités de toutes parts (lire le premier volet de cette enquête : « Mon amie la finance » : comment la France se jette dans les bras de Wall Street). Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Un nouveau rapport publié ce jour par l’Observatoire des multinationales avec SpinWatch, Corporate Europe Observatory et LobbyControl dans le cadre du réseau ENCO, rappelle que s’ils peuvent jouer à l’occasion sur la fibre nationale quand ça les arrange (par exemple lorsqu’ils doivent être renfloués par les pouvoirs publics), les géants de la finance jouent avant tout pour leur propre compte.
« La City » elle-même n’est pas le porte-voix d’intérêts spécifiquement britanniques. Elle est celui du secteur financier dans son ensemble. Les poids lourds de Wall Street y occupent une place prépondérante. Si les gros acteurs du continent comme BNP Paribas ou la Société Générale en France, ou encore Deutsche Bank en Allemagne, soutiennent par principe la cause de Paris, ou de Francfort, et ont promis d’y relocaliser des dizaines d’emplois, ils ont aussi des intérêts communs avec leurs homologues étatsuniens et britanniques, qu’ils défendent à travers les mêmes structures de lobbying.
Sur le Brexit, tout en tâchant d’obtenir le plus possible des différents gouvernements concernés, l’industrie financière poursuit aussi collectivement une stratégie de long terme. Qu’il y ait accord de sortie maîtrisée ou « hard Brexit », il restera encore de toute façon à négocier un futur accord de commerce pour régir les relations entre l’Union européenne et la Grande-Bretagne. La City veut en profiter pour changer totalement les règles du jeu en matière de régulation financière. Des accords de libre-échange aussi controversés que le Tafta (entre Europe et États-Unis) et le Ceta (entre Europe et Canada) laissaient malgré tout largement de côté le secteur financier, en raison des risques d’une totale libéralisation. C’est cette ligne rouge que l’industrie veut aujourd’hui franchir à la faveur du Brexit.
Après la crise financière, les grandes banques se sont retrouvées exposées à une vague de critiques. Bon gré mal gré, gouvernements et régulateurs ont cherché à mettre en place un arsenal de mesures et de garde-fous pour mettre fin à leurs excès et aux risques qu’elles posent pour le reste de l’économie. L’industrie financière a dû déployer des efforts considérables pour limiter les dégâts et éviter des régulations trop contraignantes. Mais elles veulent éviter de se retrouver dans la même situation à l’avenir.
Sur ce sujet, l’acteur clé s’appelle International Regulatory Strategy Group (IRSG). En français : « groupe international de stratégie en matière de régulation ». Il est géré conjointement par TheCityUK, le lobby de la City, et la City of London Corporation, son organe de gouvernance. La liste de ses membres — Goldman Sachs, BlackRock, Morgan Stanley, BNP Paribas ou encore Allianz — montre à quel point nous sommes loin du monde des nations et des capitales. C’est ce lobby représentant le gratin de la finance internationale qui s’est chargé d’élaborer une proposition détaillée sur les rapports entre Union européenne et Grande-Bretagne post-Brexit. Son projet accorde une large place à deux éléments clés (et très critiqués) des accords de libre-échange comme le Tafta : la « coopération réglementaire » et les tribunaux d’arbitrage.1
La City s’est ensuite chargée d’en faire la promotion non seulement à Londres et à Bruxelles, mais dans toutes les capitales de l’Union. « Un résultat satisfaisant pour le Brexit sera négocié à Bruxelles, mais gagné dans les capitales », selon les termes du représentant spécial de la City auprès de l’UE, Jeremy Browne. Tournées des grandes villes européennes, organisations de journées de « dialogue » avec les industries financières de pays comme l’Allemagne ou la France, création (vite abandonnée) d’une nouvelle structure de lobbying, le European Banking Policy Network, recours aux services de firmes de relations publiques comme Gplus à Paris... La City n’a pas lésiné sur les moyens pour faire passer le message.
Les géants de la finance ont également multiplié les rendez-vous avec les décideurs aussi bien à Londres qu’à Bruxelles. Mais contrairement à ce qui est la norme en la matière, la teneur de ces discussions a été tenue presque totalement secrète sous prétexte du caractère sensible des négociations du Brexit. Un degré d’opacité encore pire que celui qui prévalait au moment des négociations du Tafta (lire Encore moins transparent que le Tafta : le futur accord de commerce post-Brexit entre l’Europe et la Grande-Bretagne).
Il n’est pas question ici d’un risque de dérégulation sauvage. La City, dans son immense majorité, ne voulait pas du Brexit. Elle a même fait campagne contre. Malgré ses récriminations rituelles contre Bruxelles, elle se satisfait très bien des régulations financières de l’Union européenne puisque, comme l’admettent volontiers ses représentants en privé, ce sont souvent eux qui les ont écrites. Les lobbys de la finance en général et de la City en particulier dominaient depuis longtemps le paysage bruxellois, et ils ont largement réussi à neutraliser les réformes trop ambitieuses.2
Mis à part quelques gestionnaires de fonds extrémistes, dont il ne faut toutefois pas sous-estimer l’influence au sein des « Brexiters », les financiers londoniens ne cherchent donc pas à faire table rase des règles européennes. Ce qu’ils veulent, c’est rester aux manettes et orienter l’évolution et les divergences éventuelles des règles du jeu entre les deux rives de la Manche.
Voilà ce qui se cache sous le terme apparemment anodin de « coopération réglementaire » : le fait de confier l’évaluation et l’élaboration des règles financières à des comités formés de bureaucrates, plutôt que de représentants élus, en offrant une large place aux représentants du secteur privé. Avec si possible en bonus la possibilité pour les banques de saisir un tribunal arbitral privé pour contester les règles qui ne leur plairaient pas ou n’auraient pas été élaborées dans le cadre choisi.
Si la « coopération réglementaire » est devenue une composante centrale des accords de libre-échange comme le Tafta, c’est précisément parce qu’elle permet d’éviter d’afficher d’emblée des mesures de libéralisation et de dérégulation trop radicales, qui pourraient nuire à leur acceptabilité sociale. Fondamentalement, il s’agit de les remettre à plus tard, en les confiant à des entités qui seront moins exposées aux regards du public, et n’auront pas de comptes à rendre aux citoyens. Comme par hasard, dans le nouveau mandat de négociation que la Commission européenne cherche aujourd’hui à obtenir pour relancer le Tafta (lire notre article), la coopération réglementaire occupe une place de choix.
À certains égards, le Brexit aura été pour la City une succession d’échecs. Échec à rester dans l’Union, puis échec à maintenir le « passeport financier » lui garantissant un accès automatique aux pays de l’Union. Et enfin échec, malgré les efforts considérables déployés, à obtenir une version édulcorée de cet accès automatique sous la forme d’une « reconnaissance mutuelle ». Cette solution, élaborée par la City et défendue en son nom par la Première ministre britannique Theresa May, n’a pas été acceptée par Bruxelles. Les négociateurs de l’Union, emmenés par le Français Michel Barnier, ancien commissaire européen au Marché intérieur et aux services financiers, ont simplement offert un régime amélioré d’« équivalence », assorti d’une « coopération étroite et structurée sur les questions de régulation et de supervision ». C’est ce qui est inscrit dans la « Déclaration politique » jointe à l’accord de sortie négocié par Theresa May fin 2018, et qu’elle n’a jamais réussi à faire adopter par le Parlement britannique.
Dans se version habituelle, l’équivalence signifie que l’Union européenne peut révoquer à son gré l’agrément autorisant l’accès partiel à son marché des acteurs de la City. On ne sait pas encore ce que signifie « équivalence améliorée » au-delà des déclarations d’intentions. Ce que l’on sait, c’est que la coopération réglementaire y occupera probablement une place centrale.
Ce que la City semble avoir perdu d’un côté, elle l’a donc en un sens regagné de l’autre. L’idée de la coopération réglementaire semble désormais recueillir les suffrages des deux côtés de la Manche. D’ailleurs, à l’époque des négociations abandonnées du Tafta première version, c’était l’Union européenne elle-même qui avait poussée pour y inclure une forme de coopération réglementaire avec les États-Unis sur les services financiers. À l’époque, les règles adoptées par l’administration Obama, en particulier la loi Dodd-Frank, semblaient plus contraignantes que les règles européennes, et l’industrie financière cherchait un moyen de les adoucir...
La coopération réglementaire pourrait sembler une solution naturelle et de bon sens pour gérer les divergences potentielles entre les règles européennes et britanniques. Elle pourrait même apparaître comme la seule option possible dès lors qu’il n’est envisageable ni que l’UE et la Grande-Bretagne gardent les mêmes règles, ni qu’elles prennent le risque d’une course à la dérégulation. Le problème est de savoir à qui serait confié un tel pouvoir, et comment il serait contrôlé. Si la City parvient à ses fins, le sort des règles financières sera décidé dans des comités opaques associant bureaucrates et représentants du secteur privé, et il est difficile de croire que l’édifice précaire mis en place pour empêcher une nouvelle crise financière en sortira intact.
Il y a d’ailleurs un précédent historique. Au début des années 2000, les régulateurs européens et étatsuniens se sont mis d’accord sur une forme de coopération réglementaire, qui a débouché sur un mécanisme de « reconnaissance mutuelle » entre les deux parties. Dans le cadre de ce système, les branches européennes des géants de Wall Street étaient censées être supervisées directement par les autorités étatsuniennes. Sauf qu’au final, ni le régulateur aux États-Unis, ni les régulateurs européens ne savaient exactement ce qui s’y passait. Le géant des assurances AIG a pu multiplier les opérations risquées avec des credit default swaps via une de ses branches basée à Londres. Lorsque la crise financière de 2008 est survenue, personne n’avait vu le danger arriver. Incapable de répondre à ses obligations, AIG a frôlé la faillite, au prix de 182 milliards de dollars pour les contribuables étatsuniens et d’une crise économique globale.
Pour éviter qu’un tel scénario se répète, il serait temps que les négociations sur les contours du futur accord post-Brexit entre Union européenne et Grande-Bretagne sortent de l’opacité qui est actuellement la leur.
Lire notre rapport :
Lire le premier volet de cette enquête :
« Mon amie la finance » : comment la France se jette dans les bras de Wall Street
Cette enquête est le fruit d’une collaboration entre l’Observatoire des multinationales, Corporate Europe Observatory, SpinWatch et LobbyControl dans le cadre du réseau ENCO (European Network of Corporate Observatories).
Source : article et rapport publiés sur le site web Observatoire des multinationales
https://multinationales.org/Les-dangereux-projets-du-lobby-financier-pour-l-Europe-post-Brexit
Source de la photographie d’en-tête : Michael Garnett
The Square Mile [taken on November 3, 2013]
https://www.flickr.com/photos/mikepaws/10657936013/
[ Creative Commons — CC BY-NC 2.0 ]
Une version française de ces propositions est disponible ici. ↩
Lire cette analyse sur les dépenses de lobbying de la City à Bruxelles et celle-ci sur la manière dont elle a mis en échec les efforts de régulation suite à la crise financière de 2008. ↩
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