La conscience de la nation

La conscience
de la nation

Par Chris Hedges

Une publication ScheerPost


Démocratie Dissidence Répression Colonialisme Industriels Droits de l’homme
États-Unis Israël Palestine
Article

Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais


La position courageuse des étudiants à travers le pays pour défier le génocide s’accompagne d’un black-out presque total de leurs voix. Leurs paroles sont celles que nous avons le plus besoin d’entendre.

*

NEW YORK — Je suis assis sur un escalier de secours en face de l’université Columbia avec trois organisateurs de la manifestation pour Gaza. Il fait nuit. La police de New York, postée à l’intérieur et à l’extérieur des portes, a mis le campus en quarantaine. Des barricades bloquent les rues. Personne, à moins d’habiter dans une résidence de l’université, n’est autorisé à entrer. Le siège signifie que les étudiants ne peuvent pas aller en cours. Les étudiants ne peuvent pas aller à la bibliothèque. Les étudiants ne peuvent pas entrer dans les laboratoires. Les étudiants ne peuvent pas se rendre dans les services de santé de l’université. Les étudiants ne peuvent pas se rendre dans les ateliers pour pratiquer. Les étudiants ne peuvent pas assister aux conférences. Les étudiants ne peuvent pas traverser les pelouses du campus. L’université, comme lors de la pandémie de Covid, s’est repliée dans le monde des écrans où les étudiants sont isolés dans leurs chambres.

Les bâtiments universitaires sont en grande partie inoccupés. Les allées du campus sont désertes. Columbia est une université Potemkine, un terrain de jeu pour les administrateurs d’entreprise. La présidente de l’université — une baronne britannico-égyptienne qui a fait carrière dans des institutions telles que la Banque d’Angleterre, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international — a fait appel à des policiers en tenue anti-émeute, armes au poing, pour évacuer le campement de l’école, expulser par la force les étudiants qui occupaient un hall du campus, battre et arrêter plus d’une centaine d’entre eux. Ils ont été arrêtés pour « intrusion criminelle » sur leur propre campus.

Ces administrateurs exigent, comme tous ceux qui gèrent les systèmes de pouvoir des entreprises, une obéissance totale. Dissidence. Liberté d’expression. Pensée critique. Indignation morale. Tout cela n’a pas sa place dans nos universités inféodées aux entreprises.

Tous les systèmes totalitaires, y compris le totalitarisme d’entreprise, transforment l’éducation en une formation professionnelle où l’on apprend aux étudiants ce qu’il faut penser et non comment penser. Seules les compétences et l’expertise exigées par l’État-entreprise (corporate state) sont valorisées. Le dépérissement des sciences humaines et la transformation des grandes universités de recherche en écoles professionnelles pour les entreprises et le ministère de la Défense, qui mettent l’accent sur la science, la technologie, l’ingénierie et les mathématiques, illustrent ce changement. Les étudiants qui perturbent l’université Potemkine, ceux qui osent penser par eux-mêmes, sont battus, suspendus, arrêtés et expulsés.

Les officiels de haut rang qui dirigent Columbia et d’autres universités, des corporatistes qui gagnent des centaines de milliers de dollars, supervisent des plantations universitaires. Ils traitent comme des serfs leurs professeurs assistants mal payés, qui n’ont souvent pas d’assurance maladie ni d’avantages sociaux. Ils sont serviles : ils servent les intérêts des riches donateurs et des entreprises. Ils sont protégés par des services de sécurité privés. Ils méprisent les étudiants — contraints de s’endetter lourdement pour leur éducation — qui sont non conformistes, qui défient leurs fiefs et qui dénoncent leur complicité dans le génocide.

L’université Columbia, dont la dotation s’élève à 13,64 milliards de dollars, fait payer aux étudiants près de 90 000 dollars par an. Mais, les étudiants n’ont pas le droit de s’opposer à ce que l’argent de leurs impôts et de leurs frais de scolarité finance un génocide, ou à ce que leurs frais de scolarité soient utilisés pour les voir, eux et les sympathisants de la faculté, agressés et envoyés en prison. Ils sont — comme l’a dit Joe Biden — membres de « groupes haineux ». Ils sont — comme l’a dit Chuck Schumer, chef de la majorité au Sénat, à propos de ceux qui ont occupé le Hamilton Hall de Columbia en le rebaptisant Hind Hall, en l’honneur d’une fillette palestinienne de six ans, Hind Rajab, assassinée par les forces israéliennes après avoir passé 12 jours enfermée dans une voiture avec ses six parents décédés — engagés dans l’« anarchie ».

Au cours de l’assaut mené par des dizaines de policiers contre le hall occupé, un étudiant a perdu connaissance, plusieurs ont été battus et envoyés à l’hôpital, et un officier de police a tiré un coup de feu à l’intérieur de la salle. L’usage excessif de la force est justifié par le mensonge selon lequel des infiltrés et des agitateurs extérieurs dirigent la manifestation. Au fur et à mesure que les manifestations se poursuivent, et elles se poursuivront, ce recours à la force deviendra de plus en plus draconien.

« L’université est un lieu d’accumulation de capital », explique Sara Wexler, doctorante en philosophie, assise avec deux autres étudiants sur l’escalier de secours. « Nous avons des dotations d’un milliard de dollars qui sont liées à Israël et aux entreprises de défense. Nous sommes obligés de nous rendre compte que les universités ne sont pas démocratiques. Il y a un conseil d’administration et des investisseurs qui prennent les décisions. Même si les étudiants et les professeurs votent en faveur du désinvestissement, nous n’avons en fait aucun pouvoir, car ils peuvent faire appel au NYPD [la police de New York (New York Police Department)]. »

Les institutions dirigeantes, y compris les médias, sont fermement déterminées à détourner l’attention du génocide à Gaza, pour la porter sur les menaces contre les étudiants juifs et l’antisémitisme. La colère des manifestants à l’égard des journalistes, en particulier des organes de presse tels que CNN et le New York Times, est intense et justifiée.

« Je suis un Juif germano-polonais. Mon nom de famille est Wexler. En yiddish, il signifie “faiseur d’argent”, “changeur d’argent”. J’ai beau dire aux gens que je suis juif, on me traite toujours d’antisémite. C’est exaspérant. On nous dit que nous avons besoin d’un État fondé sur l’ethnicité au XXIe siècle et que c’est la seule façon pour les Juifs d’être en sécurité. Mais, en réalité, c’est pour la Grande-Bretagne, l’Amérique et d’autres États impérialistes qu’il faut être présent au Moyen-Orient. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle les gens croient encore à ce discours. Cela n’a aucun sens d’avoir un endroit pour le peuple juif qui exige que d’autres personnes souffrent et meurent. »

J’ai déjà vu cette attaque contre les universités et la liberté d’expression. Je l’ai vu dans le Chili d’Augusto Pinochet, dans la dictature militaire au Salvador, au Guatemala sous Rios Montt, et lors de mes reportages sur les régimes militaires en Argentine, au Pérou, en Bolivie, en Syrie, en Irak et en Algérie.

L’université Columbia, avec ses portes verrouillées, ses files de voitures de police, ses rangées de barricades métalliques de trois ou quatre mètres de profondeur, ses essaims de policiers en uniforme et ses services de sécurité privés, ne semble pas différente. Elle ne semble pas différente parce qu’elle n’est pas différente.

Bienvenue dans notre dictature d’entreprise.

La cacophonie des rues de New York ponctue notre conversation. Ces étudiants savent ce qu’ils risquent. Ils savent contre quoi ils se battent.

Les étudiants militants ont attendu des mois avant d’installer des campements. Ils ont essayé à plusieurs reprises de faire entendre leur voix et d’obtenir que leurs préoccupations soient prises en compte. Mais, on les a repoussés, ignorés et harcelés. En novembre, les étudiants ont remis à l’université une pétition demandant le désinvestissement des entreprises israéliennes qui facilitent le génocide. Personne n’a pris la peine de répondre.

Les manifestants subissent des abus constants. Le 25 avril, lors de la croisière des seniors de Columbia, des étudiants musulmans et des personnes identifiées comme soutenant les manifestations se sont fait verser de l’alcool sur la tête et sur les vêtements par des sionistes qui les raillaient. En janvier, d’anciens soldats israéliens étudiant à Columbia ont agressé d’autres étudiants sur les marches de la bibliothèque Lowe à l’aide d’un aérosol de mouffette. Soumise à de fortes pressions une fois les agresseurs identifiés, l’université a déclaré avoir banni les anciens soldats, mais des étudiants ont déclaré avoir vu l’un de ces hommes sur le campus récemment. Lorsque les étudiants juifs du campement ont tenté de préparer leurs repas dans la cuisine casher du Jewish Theological Seminary, ils ont été insultés par les sionistes qui se trouvaient dans le bâtiment. Les contre-manifestants sionistes ont été rejoints sur le campus par le fondateur de l’organisation suprématiste blanche Proud Boys. Des étudiants ont vu leurs informations personnelles affichées sur la Canary Mission et ont vu leur visage sur les flancs de camions qui tournaient autour du campus, les dénonçant comme antisémites.

Ces attaques sont reproduites dans d’autres universités, notamment à l’UCLA (University of California, Los Angeles), où des sionistes masqués ont lâché des rats et lancé des feux d’artifice dans le campement, tout en diffusant le bruit de pleurs d’enfants — ce que fait l’armée israélienne pour attirer les Palestiniens de Gaza hors de leur cachette afin de les tuer. La bande de voyous sionistes, armée de gaz poivré et de sprays à ours, a violemment attaqué les manifestants, sous le regard passif de la police et de la sécurité du campus qui ont refusé de procéder à des arrestations.

« Au General Studies Gala, qui est l’une des écoles de premier cycle qui compte une grande population d’anciens soldats de l’IDF,1 au moins huit étudiants portant des keffiehs ont été harcelés physiquement et verbalement par des étudiants identifiés comme des ex-IDF et des Israéliens », me dit Cameron Jones, un étudiant de deuxième année qui se spécialise dans les études d’urbanisme et qui est juif. « Des étudiants ont été traités de “salope” et de “pute” en hébreu. Certains ont été traités de terroristes et on leur a dit de retourner à Gaza. Beaucoup d’étudiants harcelés étaient arabes, certains se sont fait arracher leur keffieh et ont été jetés au sol. Plusieurs étudiants portant des keffiehs ont été saisis et poussés. Un étudiant juif portant un keffieh a été maudit en hébreu, puis a reçu un coup de poing au visage. Un autre étudiant a reçu des coups de pied. L’événement s’est terminé après que des dizaines d’étudiants ont chanté l’hymne national israélien, certains d’entre eux ayant fait un doigt d’honneur à des étudiants portant des keffiehs. J’ai été suivi sur le campus par des individus, j’ai été insulté et on m’a crié des obscénités. »

L’université a refusé de sanctionner ceux qui ont perturbé le gala, même si les individus qui ont commis les agressions ont été identifiés.

Les universités ont embauché des personnes telles que Cas Halloway, actuellement directeur des opérations à Columbia et qui a été adjoint au maire pour les opérations sous Michael Bloomberg. Halloway aurait supervisé l’évacuation par la police du campement Occupy à Zuccotti Park. C’est le genre d’expertise que les universités convoitent.

À Columbia, les organisateurs étudiants, à la suite des arrestations massives et des expulsions de leur campement et de Hind Hall, ont appelé les enseignants, le personnel et les étudiants à des grèves à l’échelle de l’université. Columbia a annulé la cérémonie de remise des diplômes.

Je me trouve sur le campus de l’université de Princeton. C’est après la prière du soir ; 17 étudiants qui ont entamé une grève de la faim sont assis ensemble, la plupart enveloppés dans des couvertures.

Tandis que les universités intensifient leurs mesures de répression, les manifestants intensifient leur réponse. Les étudiants de Princeton ont organisé des rassemblements et des débrayages tout au long des mois d’octobre et de novembre, ce qui a culminé avec une manifestation devant le Council of the Princeton University Community, composé d’administrateurs, d’étudiants, de membres du personnel, de doyens et du président. À chaque manifestation, ils ont été accueillis par un mur de silence.

Les étudiants de Princeton ont décidé, suivant l’exemple de Columbia, d’installer un campement de tentes le 25 avril et ont publié une série de demandes appelant l’université à « se désinvestir et à se dissocier d’Israël ». Mais, lorsqu’ils sont arrivés tôt le matin sur leurs lieux de rassemblement, ainsi que sur le site devant la bibliothèque Firestone qu’ils espéraient utiliser pour un campement, ils ont été accueillis par des dizaines de policiers du campus et de la ville de Princeton qui avaient été prévenus. Ils se sont empressés d’occuper un autre endroit du campus, la McCosh Courtyard. Deux étudiants ont été immédiatement arrêtés, expulsés de leur logement étudiant et bannis du campus. La police a forcé les autres à démonter leurs tentes.

Les manifestants du campement dorment à la belle étoile, y compris lorsqu’il pleut.

Par une ironie qui n’a pas échappé aux étudiants, le campus de Princeton est parsemé d’immenses tentes installées pour le week-end des retrouvailles, au cours duquel les anciens élèves consomment de grandes quantités d’alcool et s’habillent dans des tenues criardes aux couleurs de l’école, l’orange et le noir. Les manifestants n’ont pas le droit d’y entrer.

Treize étudiants de Princeton ont occupé le Clio Hall le 29 avril. Comme leurs homologues de Columbia, ils ont été arrêtés et sont désormais interdits d’accès au campus. Quelque 200 étudiants ont entouré le Clio Hall en signe de solidarité, tandis que les étudiants occupants étaient emmenés par les forces de l’ordre. Pendant qu’ils étaient encadrés par la police, les étudiants arrêtés ont chanté le « Roll Jordan Roll », un chant spirituel noir, en modifiant les paroles : « Well some say John was a baptist, some say John was a Palestinian, But I say John was a preacher of God and my bible says so too » (« Certains disent que Jean était un baptiste, d’autres disent que Jean était un Palestinien, mais moi je dis que Jean était un prédicateur de Dieu et ma bible le dit aussi »).

Les grévistes de la faim, qui ont commencé le 3 mai leur régime composé uniquement de liquide, ont diffusé la déclaration suivante :

Le Princeton Gaza Solidarity Encampment annonce le début d’une grève de la faim en solidarité avec les millions de Palestiniens de Gaza qui souffrent du siège permanent de l’État d’Israël. L’occupation israélienne a délibérément bloqué l’accès aux produits de première nécessité afin de provoquer une terrible famine pour les deux millions d’habitants de Gaza. Depuis l’annonce faite le 9 octobre par le ministre israélien de la Défense interdisant l’entrée de nourriture, de carburant et d’électricité dans la bande, Israël a systématiquement entravé et limité l’accès à l’aide vitale pour les Palestiniens de Gaza, allant même jusqu’à détruire intentionnellement les terres cultivées existantes. Le 18 mars, le secrétaire général des Nations unies a déclaré : « Il s’agit du nombre le plus élevé de personnes souffrant d’une faim catastrophique jamais enregistré par le système intégré de classification de la sécurité alimentaire. » Pour faire du pain, les Gazaouis ont été contraints d’utiliser des aliments pour animaux comme farine. Pour rompre le jeûne du ramadan, les Gazaouis ont été contraints de préparer des repas à base d’herbe. Depuis octobre 2021, 97 % de l’eau de Gaza est considérée comme non potable, et les habitants sont contraints de boire de l’eau salée et sale pour survivre. Les conséquences de cette famine sans précédent créée et entretenue par Israël dévasteront les enfants de Gaza pour les générations à venir et ne peuvent être tolérées plus longtemps. Nous avons entamé notre grève de la faim par solidarité avec la population de Gaza. Nous nous inspirons de la tradition des prisonniers politiques palestiniens qui font des grèves de la faim à l’eau salée dans les prisons israéliennes depuis 1968. Notre grève de la faim est une réponse au refus de l’administration de répondre à nos demandes de dissociation et de désinvestissement d’Israël. Nous refusons d’être réduits au silence par les tactiques d’intimidation et de répression de l’administration de l’université. Nous luttons ensemble en solidarité avec le peuple de Palestine. Nous engageons nos corps pour leur libération. Les participants aux grèves de la faim s’abstiendront de toute nourriture ou boisson, à l’exception de l’eau, jusqu’à ce que les demandes suivantes soient satisfaites :

  • Rencontrer les étudiants pour discuter des demandes de transparence, de désinvestissement et d’un boycott académique et culturel total d’Israël.
  • Accorder une amnistie complète de toutes les charges criminelles et disciplinaires pour les participants au sit-in pacifique.
  • Annuler tous les bannissements et expulsions d’étudiants du campus.

L’université et le monde doivent reconnaître que nous refusons d’être complices d’un génocide et que nous prendrons toutes les mesures nécessaires pour changer cette réalité. Notre grève de la faim, bien que modeste par rapport aux souffrances persistantes du peuple palestinien, symbolise notre engagement inébranlable en faveur de la justice et de la solidarité.

Le président de l’université, Christopher Eisgruber, a rencontré les grévistes de la faim — la première rencontre entre les administrateurs de l’école et les manifestants depuis le 7 octobre —, mais a rejeté leurs demandes.

« C’est probablement la chose la plus importante que j’ai faite ici », confie Areeq Hasan, un étudiant senior qui va préparer un doctorat en physique appliquée l’année prochaine à Stanford, et qui fait également partie de la grève de la faim. « Sur une échelle de 1 à 10, c’est un 10. Depuis le début du campement, j’ai essayé de devenir une personne meilleure. Nous avons les piliers de la foi. L’un d’entre eux est la sunna, c’est-à-dire la prière. C’est un endroit où l’on s’entraîne à devenir une personne meilleure. C’est lié à la spiritualité. C’est une chose sur laquelle j’ai davantage insisté pendant mon séjour à Princeton. Il y a un autre aspect de la foi. La zakat. Cela signifie charité, mais on peut l’interpréter plus généralement comme justice […] justice économique et justice sociale. Je m’entraîne, mais à quelle fin ? Ce campement n’a pas pour seul but d’essayer de cultiver, de purifier mon cœur pour devenir une personne meilleure, mais d’essayer de défendre la justice et d’utiliser activement ces compétences que j’apprends pour exiger ce que je pense être juste et interdire ce que je pense être mal, pour défendre les personnes opprimées dans le monde entier. »

Anha Khan, une étudiante de Princeton en grève de la faim et dont la famille est originaire du Bangladesh, est assise, les genoux repliés devant elle. Elle porte un pantalon de survêtement bleu sur lequel on peut lire « Looney Tunes » et une bague de fiançailles qui brille de temps en temps à la lumière. Elle voit dans l’histoire du Bangladesh — marquée par le colonialisme, la dépossession et le génocide — l’expérience des Palestiniens.

« Tant de choses ont été prises à mon peuple », dit-elle. « Nous n’avons pas eu le temps ni les ressources nécessaires pour nous remettre des terribles épreuves que nous avons traversées. Non seulement mon peuple a subi un génocide en 1971, mais nous avons également été victimes de la partition de 1947, puis des conflits civils entre le Pakistan occidental et oriental tout au long des années quarante, cinquante et soixante. Cela me met en colère. Si nous n’avions pas été colonisés par les Britanniques au cours des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, et si nous n’avions pas été occupés, nous aurions eu le temps de nous développer et de créer une société plus prospère. Aujourd’hui, nous chancelons parce qu’on nous a pris tant de choses. Ce n’est pas juste. »

L’hostilité de l’université a radicalisé les étudiants, qui voient les administrateurs de l’université tenter d’apaiser les pressions extérieures exercées par les riches donateurs, les fabricants d’armes et le lobby israélien, plutôt que de faire face aux réalités internes des manifestations non violentes et du génocide.

« L’administration ne se soucie pas du bien-être, de la santé ou de la sécurité de ses étudiants », me dit Khan. « Nous avons essayé de faire sortir au moins des tentes la nuit. Comme nous sommes en jeûne liquide de 24 heures, sans rien manger, nos corps travaillent davantage pour rester résistants. Notre système immunitaire n’est pas aussi fort. Pourtant, l’université nous dit que nous ne pouvons pas planter de tentes pour nous protéger du froid et du vent pendant la nuit. C’est odieux pour moi. Je me sens beaucoup plus faible physiquement. Mes maux de tête sont plus intenses. Je ne peux même plus monter les escaliers. J’ai réalisé que ce que les habitants de Gaza vivent depuis sept mois est un million de fois pire. Vous ne pouvez pas comprendre leur situation si vous ne vivez pas le même genre de famine qu’eux, même si je ne vis pas les mêmes atrocités qu’eux. »

Les grévistes de la faim, bien qu’ils aient reçu beaucoup de soutien sur les réseaux sociaux, ont également été la cible de menaces de mort et de messages haineux de la part d’influenceurs conservateurs. « Je leur donne 10 heures avant qu’ils n’appellent DoorDash », a posté quelqu’un sur X. « Pourquoi ne renoncent-ils pas à l’eau, ne se soucient-ils pas de la Palestine ? Allez, renoncez à l’eau ! », peut-on lire dans un autre message. « Peuvent-ils aussi retenir leur souffle ? Je demande à un ami », a écrit un autre. « OK, j’ai entendu dire qu’il y aurait plusieurs barbecues à Princeton ce week-end, apportons aussi des produits à base de porc pour montrer à ces musulmans », a posté quelqu’un.

Sur le campus, les petits groupes de contre-manifestants, dont beaucoup appartiennent à la Chabad House ultraorthodoxe, se moquent des manifestants en criant « Djihadistes ! » ou « J’aime votre foulard de terroriste ! ».

« C’est horrifiant de voir des milliers et des milliers de personnes souhaiter notre mort et espérer que nous mourrons de faim », dit doucement Khan. « Dans la vidéo du communiqué de presse, je portais un masque. L’un des commentaires les plus bizarres que j’ai reçus était : “Wow, je parie que la fille à droite a des dents proéminentes derrière ce masque.” C’est ridicule. Un autre a dit : “Je parie que la nana à droite a utilisé son Dyson Supersonic avant de venir au communiqué de presse.” Le Dyson Supersonic est un sèche-cheveux très cher. Honnêtement, la seule chose que j’en ai retirée, c’est que mes cheveux étaient beaux ; alors merci ! »

David Chmielewski, un étudiant senior dont les parents sont polonais et dont la famille a été internée dans les camps de la mort nazis, s’est converti à l’islam. Ses visites dans les camps de concentration en Pologne, y compris Auschwitz, lui ont fait prendre conscience de la capacité de l’homme à faire le mal. Il voit ce mal dans le génocide de Gaza. Il constate la même indifférence et le même soutien que ceux qui ont caractérisé l’Allemagne nazie. « Plus jamais ça », souligne-t-il, signifie plus jamais ça pour tout le monde.

« Depuis le génocide, l’université n’a pas tendu la main aux étudiants arabes, aux étudiants musulmans et aux étudiants palestiniens pour leur offrir un soutien. L’université affirme qu’elle s’engage en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion, mais nous ne nous sentons pas à notre place ici. »

« Dans notre tradition islamique, nos prophètes nous disent que lorsqu’une partie de l’oumma, la nation des croyants, souffre, nous souffrons tous. Cela doit être une motivation importante pour nous. Mais, la deuxième partie est que l’islam nous donne l’obligation de lutter pour la justice, quelle que soit la personne au nom de laquelle nous luttons. De nombreux Palestiniens ne sont pas musulmans, mais nous luttons pour la libération de tous les Palestiniens. Les musulmans défendent des causes qui ne sont pas spécifiquement musulmanes. Des musulmans ont participé à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Des musulmans ont participé au mouvement des droits civiques. Nous nous inspirons d’eux. »

« Il s’agit d’une belle lutte interconfessionnelle. Hier, nous avons installé une bâche où nous avons prié. Des gens ont récité le Coran en groupe. Sur la même bâche, des étudiants juifs ont célébré leur shabbat. Dimanche, nous avons organisé des services chrétiens dans le campement. Nous essayons de donner une vision du monde que nous voulons construire, un monde après l’apartheid. Nous ne nous contentons pas de réagir à l’apartheid israélien, nous essayons de construire notre propre vision de ce à quoi ressemblerait une société. C’est ce que vous voyez lorsque vous avez des gens qui récitent le Coran ou qui lisent les services de shabbat sur la même bâche ; c’est le genre de monde que nous voulons construire. »

« Nous avons été présentés comme une source d’insécurité pour les gens. Nous avons été perçus comme une menace. Une partie de la motivation de la grève de la faim est de faire comprendre que ce n’est pas nous qui rendons les gens dangereux. C’est l’université qui nous met en danger. Elle refuse de nous rencontrer et nous sommes prêts à nous laisser mourir de faim. Qui est à l’origine de l’insécurité ? Il y a une hypocrisie dans la façon dont on nous dépeint. Nous sommes présentés comme violents alors que ce sont les universités qui appellent la police contre des manifestants pacifiques. On nous dépeint comme perturbant tout ce qui nous entoure, alors que nous nous appuyons sur des traditions fondamentales de la culture politique américaine. Nous nous appuyons sur des traditions de sit-in, de grèves de la faim et de campements pacifiques. Les prisonniers politiques palestiniens mènent des grèves de la faim depuis des décennies. La grève de la faim remonte aux luttes anticoloniales antérieures, à l’Inde, à l’Irlande, à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. »

« La libération de la Palestine est la cause de la libération de l’humanité. La Palestine est l’exemple le plus évident dans le monde d’aujourd’hui, autre que les États-Unis, du colonialisme de peuplement. La lutte contre l’occupation sioniste est considérée avec justesse par les sionistes, tant aux États-Unis qu’en Israël, comme une sorte de dernier souffle de l’impérialisme. Ils essaient de s’y accrocher. C’est pourquoi c’est effrayant. La libération de la Palestine signifierait un monde radicalement différent, un monde qui dépasserait l’exploitation et l’injustice. C’est pourquoi tant de personnes qui ne sont ni palestiniennes, ni arabes, ni musulmanes s’investissent dans cette lutte. Elles en perçoivent l’importance. »

« En mécanique quantique, il y a l’idée de non-localité », explique Hasan. « Même si je suis à des kilomètres et des kilomètres de la population palestinienne, je me sens profondément lié à elle, de la même manière que les électrons avec lesquels je travaille dans mon laboratoire sont liés. Comme l’a dit David, cette idée que la communauté des croyants est un seul corps et que si une partie du corps souffre, tout le corps souffre, il est de notre responsabilité de nous efforcer de soulager cette douleur. Si nous prenons un peu de recul et regardons ce système composite, il évolue dans une parfaite unité, même si nous ne le comprenons pas parce que nous n’avons accès qu’à une petite partie de ce système. Il y a une justice profonde sous-jacente que nous ne reconnaissons peut-être pas, mais qui existe lorsque nous examinons le sort du peuple palestinien. »

« Il y a une tradition associée au prophète. Lorsque vous êtes témoin d’une injustice, vous devez essayer de la corriger avec vos mains. Si vous ne pouvez pas la corriger avec vos mains, vous devez essayer de la corriger avec votre langue. Vous devez en parler. Si vous ne pouvez pas le faire, vous devez au moins ressentir l’injustice dans votre cœur. Cette grève de la faim, ce campement, tout ce que nous faisons ici en tant qu’étudiants, c’est ma façon d’essayer de réaliser cela, d’essayer de le mettre en œuvre dans ma vie. »

Si vous passez du temps avec les étudiants dans les manifestations, vous entendrez des histoires de révélations, d’épiphanies. Dans le lexique du christianisme, on appelle cela des moments de grâce. Ces expériences, ces moments de grâce, sont le moteur invisible des mouvements de protestation.

Oscar Lloyd, étudiant en sciences cognitives et en philosophie à Columbia, avait environ huit ans lorsqu’il s’est rendu avec sa famille dans la réserve de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud.

« J’ai vu la grande différence entre l’énorme mémorial de la bataille de Little Bighorn et le petit panneau en bois du massacre de Wounded Knee », explique-t-il en comparant les nombreux monuments commémorant la défaite de la 7e cavalerie US à Little Big Horn, en 1876, au massacre des 250 à 300 Amérindiens, dont la moitié étaient des femmes et des enfants, à Wounded Knee, en 1890. « J’ai été choqué par le fait qu’il puisse y avoir deux côtés à l’histoire, qu’un côté puisse être raconté et l’autre complètement oublié. C’est l’histoire de la Palestine. »

Sara Ryave, étudiante diplômée à Princeton, a passé un an en Israël à étudier au Pardes Institute of Jewish Studies, une yeshiva non confessionnelle. Elle a été confrontée à l’apartheid. Elle est bannie du campus après avoir occupé le Clio Hall.

« C’est au cours de cette année que j’ai vu des choses que je n’oublierai jamais », dit-elle. « J’ai passé du temps en Cisjordanie et dans les communautés du sud des collines d’Hébron. J’ai vu les réalités quotidiennes de l’apartheid. Si vous ne les cherchez pas, vous ne les remarquez pas. Mais, une fois que vous vous en apercevez, si vous le voulez, c’est frappant. C’est ce qui m’a prédisposé à la lutte contre l’apartheid. J’ai vu des gens vivre sous la menace de la police et des militaires de l’IDF tous les jours, des gens pour lesquels la vie est rendue insupportable par les colons. »

Lorsque Hasan était en quatrième année, il se souvient que sa mère pleurait de façon incontrôlable la 27e nuit du ramadan, un jour particulièrement saint et connu sous le nom de Nuit du Destin (Laylat al-Qadr). Cette nuit-là, les prières sont traditionnellement exaucées.

« Je me souviens très bien d’avoir prié le soir à côté de ma mère », raconte-t-il. « Ma mère pleurait. Je ne l’avais jamais vue pleurer autant de ma vie. Je m’en souviens très bien. Je lui ai demandé pourquoi elle pleurait. Elle m’a répondu qu’elle pleurait à cause de toutes les personnes qui souffraient dans le monde. Et parmi eux, j’imagine qu’elle avait à cœur le peuple palestinien. À cette époque de ma vie, je ne comprenais pas les systèmes d’oppression. Mais, ce que je comprenais, c’est que je n’avais jamais vu ma mère dans une telle souffrance. Je ne voulais pas qu’elle souffre ainsi. Ma sœur et moi, voyant notre mère dans une telle souffrance, nous nous sommes mis à pleurer nous aussi. Les émotions étaient si fortes ce soir-là. Je crois que je n’ai jamais pleuré comme ça de ma vie. C’est la première fois que j’ai pris conscience de la souffrance dans le monde, en particulier des systèmes d’oppression, même si je n’en ai vraiment compris les différentes dimensions que bien plus tard. C’est à ce moment-là que mon cœur a établi un lien avec le sort du peuple palestinien. »

Helen Wainaina, étudiante en doctorat d’anglais, qui occupait le Clio Hall à Princeton et qui est interdite d’accès au campus, est née en Afrique du Sud. Elle a vécu en Tanzanie jusqu’à l’âge de 10 ans, puis a déménagé avec sa famille à Houston.

« Je pense à mes parents, à leurs voyages en Afrique et à leur départ du continent africain », dit-elle. « Si les choses s’étaient déroulées différemment lors des mouvements postcoloniaux, ils n’auraient pas déménagé. Nous aurions pu vivre, grandir et étudier là où nous étions. J’ai toujours pensé qu’il s’agissait d’une profonde injustice. Je suis reconnaissante à mes parents d’avoir fait tout ce qu’ils pouvaient pour nous amener ici, mais je me souviens que lorsque j’ai obtenu ma citoyenneté, j’étais très en colère. Je n’avais pas mon mot à dire. J’aimerais que le monde soit axé différemment, que nous n’ayons pas besoin de venir ici, que les rêves postcoloniaux des personnes qui ont travaillé sur ces mouvements se soient réellement concrétisés. »

Les mouvements de protestation — qui se sont répandus dans le monde entier — ne s’articulent pas autour de la seule question de l’État d’apartheid en Israël ou de son génocide à l’encontre des Palestiniens. Ils s’articulent autour de la prise de conscience que l’ancien ordre mondial, celui du colonialisme de peuplement, de l’impérialisme occidental et du militarisme utilisé par les pays du Nord pour dominer ceux du Sud, doit cesser. Ils dénoncent l’accaparement des ressources naturelles et des richesses par les nations industrielles dans un monde aux rendements décroissants. Ces protestations s’articulent autour de la vision d’un monde d’égalité, de dignité et d’indépendance. Cette vision, et l’engagement en sa faveur, rendra ce mouvement non seulement difficile à vaincre, mais elle présage d’une lutte plus large, au-delà du génocide à Gaza.

Le génocide a réveillé un géant endormi. Prions pour que ce géant l’emporte.

 

« Docteur Folamour 2024 ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer le génocide »2
[Mr. Fish]

Sources :


Source de l’illustration d’en-tête : Mr. Fish
Strangelove 2024
https://scheerpost.com/2024/05/08/chris-hedges-the-nations-conscience/


  1. Les Forces de défense d’Israël (צְבָא הַהֲגָנָה לְיִשְׂרָאֵל / Tsva ha-Haganah le-Israël — Israel Defense Forces / IDF) sont couramment désignées par l’acronyme Tsahal (צה"ל). Il s’agit de l’armée de l’État d’Israël. (NdT) 

  2. Référence au film de Stanley Kubrick « Dr. Strangelove or: How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb » (« Docteur Folamour ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe »), satire politique antiguerre de 1964 (NdT) 

 

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Blanc Blanc antique
Noir Gris ardoise foncé