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« Dis-moi où tu habites, je te dirai qui tu es. » Si les médias dominants se ressemblent, une des explications consiste à dire que ceux qui les contrôlent et/ou dirigent se ressemblent et a minima ont des conditions matérielles d’existence et des intérêts objectifs similaires. Pour tenter d’analyser l’emprise que la classe dominante exerce sur les « grands » médias, nous avons observé la répartition des domiciles des PDG, directeurs généraux, membres des directoires et/ou des conseils d’administration et/ou de surveillance des établissements et entreprises audiovisuels de dimension nationale ainsi que de l’AFP qui a un rôle structurant dans la production de l’information.
Pour ce faire, en septembre 2018, nous nous sommes procurés auprès du « Greffe du Tribunal de Commerce » où chaque société est immatriculée, les extraits Kbis de chacune.1 Puis nous avons localisé sur des cartes — en les rendant anonymes —, les adresses des domiciles des individus recensés et des sièges des « grands » médias audiovisuels. Pour montrer quoi ? Que les dirigeants des grands médias vivent dans les mêmes quartiers, se croisent dans les mêmes boulangeries, emmènent leurs enfants dans les mêmes écoles, et qu’ils partagent, en somme, le même univers avec les mêmes œillères. Aussi, il n’est pas étonnant qu’ils impulsent des orientations similaires aux médias qu’ils dirigent…
Nous dénombrons en tout 141 postes occupés par 131 individus2 : 85 pour les établissements publics et/ou remplissant des missions d’intérêt général appelés par la suite « publics », et 56 pour les entreprises ou groupes privés appelés par la suite « privés ».
À noter que seulement 2 postes du « public » sont occupés par des habitants de la Seine-Saint-Denis (un par un administrateur, représentant du personnel, domicilié dans une ville en cours de gentrification — Pantin — et un par un sénateur). Le « privé » ne compte, quant à lui, aucun représentant habitant l’est ou la banlieue est de Paris.
Ces cartes de synthèse rendent visible une tendance historique dans la localisation des domiciles des représentants du « public » et du « privé » : les membres du pôle « privé » sont positionnés plus à l’ouest (quartiers immobiliers plus onéreux) que ceux du pôle « public ». Cependant, il s’agit d’une différence « secondaire » en ce sens qu’elle est interne à la classe dominante ; le « public » et le « privé » tendent à représenter respectivement la noblesse d’État et la haute bourgeoisie d’affaires, c’est-à-dire deux factions de la classe dominante qui sont mobilisées en permanence pour défendre, pérenniser et favoriser leurs intérêts de classe.
« Public » et « privé » occupent sur quelques kilomètres carrés de l’ouest parisien une véritable ZAD, une Zone des Affairistes et des Dominants. Et cette ZAD est défendue par toutes les forces de l’ordre social car « l’entre-soi grand bourgeois est décisif pour la reproduction des positions dominantes, d’une génération à l’autre, parce qu’il est un éducateur efficace. »3
L’entre-soi de la classe dominante est parfaitement illustré par le cas de la villa Montmorency dans le 16e arrondissement, présenté par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot :
Encadré : la villa Montmorency
Il ne faut pas se méprendre, l’expression « villa Montmorency » ne désigne pas un « vulgaire » pavillon à Montmorency mais un « lieu emblématique de la haute société française et internationale », « un cadre idéal pour des maisons de campagne destinées à une clientèle fortunée » situé dans le seizième arrondissement. Ce « lotissement » de cent dix-sept maisons et/ou hôtels particuliers est la traduction sociospatiale la plus « extrême » de la logique de l’entre-soi de la classe dominante : « La villa Montmorency est inaccessible au promeneur : soigneusement gardée, il est hors de question d’en franchir les grilles sans en avoir été autorisé par l’un des habitants. »
À cette extrême fermeture résidentielle correspond une extraordinaire concentration de détenteurs de capitaux (économiques, politiques, sociaux et symboliques) : « La densité des familles les plus fortunées y est exceptionnelle. On y trouve Vincent Bolloré [en 2018, membre du conseil de surveillance de Vivendi] (Havas) et ses deux fils, Yannick [en 2018 : président du conseil de surveillance de Vivendi] et Sébastien, qui y ont chacun une maison ; [l’héritier et oligarque des médias] Arnaud Lagardère (Lagardère médias) [Paris-Match, Le JDD, Europe 1,…] ; Georges Tranchant (les casinos de Finindusco) ; Dominique Desseigne (hôtels de luxe et casinos Lucien Barrière) ; Xavier Niel (Iliad, maison mère de Free) [en 2018, Xavier Niel est avec Mathieu Pigasse le principal actionnaire de la société Le Monde libre qui contrôle Le Monde, Télérama,… Par ailleurs, délices de l’endogamie de classe, il est le compagnon de Delphine Arnault qui est la fille du milliardaire et première fortune française Bernard Arnault] ; Jean-Paul Bucher (société Flo) ; Alain Afflelou et bien d’autres hommes d’affaires. Au milieu des grands patrons, des familles de la noblesse et du Bottin Mondain, des producteurs de cinéma, comme Tarak Ben Ammar [2018 : membre du conseil de surveillance de Vivendi.4] ; le fondateur d’une radio privée, en la personne de Jean-Paul Baudecroux (NRJ). […] Et Carla Bruni, dont l’hôtel particulier […] est fréquenté […] par son mari, Nicolas Sarkozy. »5
Si donc plus de 70 % des postes sont occupés par des habitants de Paris et de sa banlieue chic, il n’est pas surprenant de voir, dans le « privé », des dirigeants habiter à l’étranger. Il est par contre plus étonnant de voir le PDG de l’Agence France Presse, Fabrice Fries, domicilié dans les beaux quartiers de Bruxelles ainsi qu’un administrateur de Radio France, Nicolas Colin, domicilié à Londres.
Le cas de Fabrice Fries illustre en particulier comment l’invocation rituelle d’une formation et/ou d’un parcours international est devenue un instrument de légitimation de la domination.6 L’expatriation s’accommode fort bien d’une forme d’endogamie sociale, comme le note Anne-Cécile Wagner : « les [dominants] expatriés peuvent traverser un nombre important de pays sans jamais quitter leur milieu ; ils ne connaissent souvent de la France [et des pays qu’ils traversent] qu’un petit nombre de lieux réservés. »7
Un des indices de l’importance que revêt la domination de l’espace médiatique pour la classe dominante réside dans les origines spatiales des membres de la population étudiée.
26 des 85 postes du « public » sont occupés par des natifs de Paris de la banlieue chic de l’ouest parisien, soit 31 %.
23 des 56 postes du « privé » sont occupés par des natifs de Paris de la banlieue chic de l’ouest parisien, soit 41 %.
De plus, le principe de cooptation familiale et dynastique a encore de beaux jours devant lui malgré l’officielle et trompeuse idéologie méritocratique, à peine ébranlée par plus d’un demi-siècle de sociologie de l’éducation et de la domination. En effet, on retrouve deux frères dans les dirigeants du groupe TF1,8 un couple à Next Radio TV9 et un père et son fils à Vivendi.10
Mais peut-être que le plus significatif est ce qui est le moins visible : on retrouve un héritier de la dynastie des Seydoux Fornier de Clausonne à la tête de l’AFP (Frabrice Fries) et un autre au conseil de surveillance d’Arte France (Nicolas Seydoux). Ces deux élèves de « l’école de la vie »11 plastronnent donc dans le pôle « public » 230 ans après la Révolution française et participent ainsi à la validation de la thèse de « la persistance de l’Ancien régime » et de ses principes totalement inégalitaires de distribution des différentes formes de capitaux.
Enfin, « public » et « privé » se différencient dans le recours à la « main d’œuvre » labellisée par l’ENA, cet « instrument de reproduction idéal », selon la formule de Pierre Bourdieu, de la noblesse d’État, puisque 25 des 85 postes du « public » sont occupés par des énarques (29 %) alors qu’ils n’en occupent que 3 sur 56 dans le « privé » (5 %).
Il est loin d’être anecdotique de noter qu’au moins 17 des personnes de la population que nous avons recensée ont été ou sont membres et/ou invités du Siècle (cf. encadré ci-dessous) soit 13 % de cette population ; preuve que les dominants ont compris que le travail de domination de l’espace médiatique fait partie intégrante du travail de domination du monde social.
Encadré : les dîners du Siècle
Visite guidée dans le saint des saints de l’oligarchie : « Dans la France contemporaine, les choses sont […] simples : un mercredi par mois, vers 20 heures, l’élite du pouvoir s’attable dans les salons cossus de l’Automobile Club de France pour le dîner du Siècle. […] Créé en 1944, Le Siècle n’est ni un groupe de réflexion, ni un club mondain. En favorisant un dialogue réglé entre patrons, journalistes, politiques, hauts fonctionnaires et, dans une moindre mesure, universitaires ou artistes, cette association cherche à produire du consensus plutôt qu’à constituer des antagonismes politiques. Elle réunit des gens “importants” pour ce qu’ils font, plutôt que pour les affinités ou les goûts qu’ils partageraient. […] Être membre du Siècle témoigne, d’abord, d’une insertion réussie au sein de la classe dominante. […] l’association fait surtout se rencontrer les sachems des affaires, publiques et privées […] la fonction principale du Siècle : réunir les élites pour qu’elles œuvrent de concert à la reproduction de l’ordre social […] »12
Un monde à part, un tout petit monde… Une écrasante majorité des dirigeants des grands médias appartient à une classe dominante qui concentre tous les capitaux (économiques, culturels, sociaux, symboliques) et réside sur les quelques kilomètres carrés des quartiers chics de Paris et de sa banlieue huppée. Cela n’est pas anodin, car le travail de domination de l’espace médiatique que ces agents réalisent est une des composantes majeures du travail de domination de la structure l’espace social. Et la structure de domination de l’espace médiatique restera inchangée tant que la critique des médias ne fera pas des propositions (qui ne seront pas des vœux pieux ou de vains appels à la bonne volonté) pour la rendre définitivement inactive.
Source : article publié sur le site web Acrimed
https://www.acrimed.org/Dans-les-beaux-quartiers-mediatiques-de-la-classe
Dans ces « documents de vérité » figurent systématiquement les intitulés des fonctions, les adresses, dates et lieux de naissance des dirigeants. ↩
En tant que représentants de l’État, Martin Ajdari occupe 4 postes (AFP, France Médias Monde, France Télévisions, Radio France), Philippe Lonné 3 postes (France Médias Monde, France Télévisions, Radio France) et l’ancienne énarque-inspectrice-des-finances-maire-députée-ministre-partie-pantoufler-chez-Lagardère-Active Frédérique Bredin 2 postes (France Médias Monde et France Télévisions). Par ailleurs, Michèle Reiser est un véritable partenariat public-privé à elle seule : cette incarnation de l’éthique est membre du conseil de surveillance de Vivendi et du conseil d’administration de Radio France. ↩
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Les Ghettos du Gotha, Seuil, 2007, p.27. ↩
En 2006 on pouvait le voir faire le malin chez le plagiaire Thierry Ardisson en compagnie de son ami Harvey Weinstein. ↩
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, « La villa Montmorency : le nec plus ultra résidentiel » in Paris. Quinze promenades sociologiques, Payot, 2013 (2009), pp. 225-229. ↩
Ainsi, le 12 avril 2018 le site de L’Expansion annonçait naïvement : « Fabrice Fries, un dirigeant au profil international à la tête de l’AFP. […] Le nouveau PDG de l’AFP, Fabrice Fries, 58 ans, est un dirigeant d’entreprises de presse et de communication au profil international, fruit d’une formation franco-américaine, que sa carrière a mené de la Commission européenne au groupe Publicis. » Mais il faudra lire Le Canard enchaîné du 18 avril 2018 pour connaître ses exploits à la tête de Publicis Consultant France. Sous sa présidence de 2008 à 2016 en effet :
« Tout travail mérite salaire » : le palmipède nous apprend que Fabrice Fries a touché 360 000 euros au titre d’une transaction de départ, et 180 000 euros lors des 6 derniers mois, alors que son sort était scellé ! » ↩
Anne-Catherine Wagner, Les nouvelles élites de la mondialisation, PUF, 1998, p. 215. ↩
Martin et Olivier Bouygues. ↩
Alain et Isabelle Weill. ↩
Vincent et Yannick Bolloré. ↩
Comme s’autodéfinit Léa Seydoux. ↩
François Denord, Paul Lagneau-Ymonet et Sylvain Thine, « Aux dîners du Siècle, l’élite du pouvoir se restaure », Le Monde diplomatique, février 2011, pp.22-23. ↩
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