Ce que vous devriez vraiment savoir sur l’Ukraine

Ce que vous devriez
vraiment savoir sur l’Ukraine

Par Bryce Greene

Une publication FAIR


Néolibéralisme Impérialisme Géopolitique Extrême droite Racisme Propagande Médias
États-Unis Ukraine Russie URSS Occident Union européenne
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Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais


Lorsque les tensions ont commencé à monter en Ukraine, les médias étatsuniens ont produit un flot continu d’articles tentant d’expliquer la situation. Mais pour vraiment comprendre cette crise, il faudrait en savoir beaucoup plus que ce que ces articles proposent.

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Le Washington Post (26/11/21) a placé un article sur les « tensions entre l’Ukraine et la Russie » sous la rubrique « Asie ». Comme l’a noté le Post (7/04/14), « Moins les Américains en savent sur la situation de l’Ukraine, plus ils souhaitent que les États-Unis interviennent ».

Lorsque les tensions ont commencé à monter en Ukraine, les médias étatsuniens ont produit un flot continu d’articles tentant d’expliquer la situation avec des titres comme « L’Ukraine expliquée » (New York Times, 8/12/21) et « Ce que vous devez savoir sur les tensions entre l’Ukraine et la Russie » (Washington Post, 26/11/21). Dans les encadrés, on trouve des notes qui tentent de replacer les intitulés actuels dans leur contexte. Mais pour vraiment comprendre cette crise, il faudrait en savoir beaucoup plus que ce que ces articles proposent.

Ces articles « explicatifs » sont emblématiques de la couverture de l’Ukraine dans le reste des médias corporatifs, qui ont presque universellement donné une vision pro-occidentale des relations USA-Russie et de l’histoire qui les sous-tend. Les médias se sont fait l’écho du point de vue de ceux qui pensent que les États-Unis devraient jouer un rôle actif dans la politique ukrainienne et imposer leur point de vue par des menaces militaires.

La ligne officielle est à peu près la suivante : la Russie défie l’OTAN et « l’ordre international fondé sur des règles » en menaçant d’envahir l’Ukraine, et l’administration Biden devait dissuader la Russie en fournissant davantage de garanties de sécurité au gouvernement Zelensky. Le compte rendu officiel s’appuie sur l’annexion par la Russie, en 2014, de la péninsule ukrainienne de Crimée comme point de départ des relations entre les États-Unis et la Russie, et comme preuve des objectifs de Poutine de reconstruire l’empire russe perdu depuis longtemps.

La demande du Kremlin pour que l’OTAN cesse son expansion aux frontières de la Russie est perçue comme une requête tellement impossible à satisfaire qu’elle ne peut être comprise que comme un prétexte pour envahir l’Ukraine. Par conséquent, les États-Unis devraient envoyer des armes et des troupes en Ukraine, et garantir sa sécurité par des menaces militaires à l’encontre de la Russie (FAIR.org, 15/01/22).

Le Washington Post s’est interrogé : « Pourquoi y a-t-il des tensions entre la Russie et l’Ukraine ? » Sa réponse :

« En mars 2014, la Russie a annexé la Crimée à l’Ukraine. Un mois plus tard, une guerre a éclaté entre des séparatistes alliés à la Russie et l’armée ukrainienne dans la région du Donbass, dans l’est de l’Ukraine. Le bureau des droits de l’homme des Nations unies estime que plus de 13 000 personnes ont été tuées. »

Mais ce bilan est très trompeur, car il ne tient pas compte du rôle crucial joué par les États-Unis dans l’escalade des tensions dans la région. Dans presque tous les cas que nous avons examinés, les rapports ont omis le rôle étendu des États-Unis dans le coup d’État de 2014 qui a précédé l’annexion de la Crimée par la Russie. Se concentrer sur cette dernière partie ne sert qu’à fabriquer un consentement à l’intervention des États-Unis à l’étranger.

L’Occident veut une politique favorable aux investisseurs en Ukraine

David Leonhardt (New York Times, 8/12/21) veut nous expliquer tout le problème : « Poutine pense que l’Ukraine — un pays de 44 millions d’habitants qui faisait autrefois partie de l’Union soviétique — doit être soumise à la Russie. »

La toile de fond du coup d’État et de l’annexion de 2014 ne peut être comprise sans examiner la stratégie des États-Unis visant à ouvrir les marchés ukrainiens aux investisseurs étrangers et à donner le contrôle de son économie à des multinationales géantes.

L’un des outils clés de cette stratégie a été le Fonds monétaire international, qui utilise les prêts d’aide pour pousser les gouvernements à adopter des politiques favorables aux investisseurs étrangers. Le FMI est financé par le capital financier et les gouvernements occidentaux, et les représente. Il est à l’avant-garde des efforts visant à remodeler les économies du monde entier depuis des décennies, avec des résultats souvent désastreux. La guerre civile au Yémen et le coup d’État en Bolivie ont tous deux fait suite à un rejet des conditions du FMI.

En Ukraine, le FMI prévoyait depuis longtemps de mettre en œuvre une série de réformes économiques afin de rendre le pays plus attrayant pour les investisseurs. Il s’agissait notamment de supprimer le contrôle des salaires (concrètement, de les baisser), de « réformer et de réduire » les secteurs de la santé et de l’éducation (qui constituaient l’essentiel de l’emploi en Ukraine) et de supprimer les subventions au gaz naturel accordées aux citoyens ukrainiens, qui rendaient l’énergie abordable pour le grand public. Les organisateurs du coup d’État, comme la secrétaire d’État adjointe des États-Unis, Victoria Nuland, ont souligné à plusieurs reprises la nécessité pour le gouvernement ukrainien de mettre en œuvre les réformes « nécessaires ».

En 2013, après les premières mesures d’intégration à l’Occident, le président ukrainien, Viktor Ianoukovytch, s’est retourné contre ces changements et a mis fin aux négociations d’intégration commerciale avec l’Union européenne. Quelques mois avant son renversement, il a relancé les négociations économiques avec la Russie, dans un gros camouflet à la sphère économique occidentale. À ce moment-là, les manifestations nationalistes s’intensifiaient et allaient renverser son gouvernement.

Après le coup d’État de 2014, le nouveau gouvernement a rapidement relancé l’accord européen. Après avoir réduit de moitié les subventions au chauffage, il a obtenu un engagement de 27 milliards de dollars de la part du Fonds monétaire international. Les objectifs du FMI incluent toujours « la réduction du rôle de l’État et des intérêts acquis dans l’économie » afin d’attirer davantage de capitaux étrangers.

Le FMI est l’une des nombreuses institutions mondiales dont le rôle dans le maintien des inégalités mondiales n’est souvent pas signalé et passe inaperçu auprès du grand public. La quête économique des États-Unis pour ouvrir les marchés mondiaux aux capitaux est un moteur essentiel des affaires internationales, mais si la presse choisit de l’ignorer, le débat public est incomplet et superficiel.

Les États-Unis ont aidé à renverser le président élu de l’Ukraine

Pendant le bras de fer entre les États-Unis et la Russie, les Américains ont mené une campagne de déstabilisation contre le gouvernement Ianoukovytch. Cette campagne a culminé avec le renversement du président élu lors de la révolution de Maïdan — également connue sous le nom de coup d’État de Maïdan —, du nom de la place de Kiev qui a accueilli l’essentiel des manifestations.

Alors que la tourmente politique submergeait le pays à l’approche de 2014, les États-Unis alimentaient le sentiment antigouvernemental par le biais d’organismes tels que l’USAID et la National Endowment for Democracy (NED), tout comme ils l’avaient fait en 2004. En décembre 2013, Nuland, secrétaire d’État adjointe aux affaires européennes et de longue date partisane du changement de régime, a déclaré que le gouvernement des États-Unis avait dépensé 5 milliards de dollars pour promouvoir la « démocratie » en Ukraine depuis 1991. L’argent a servi à soutenir des « hauts fonctionnaires du gouvernement ukrainien, [membres du] monde des affaires ainsi que de la société civile de l’opposition » qui sont d’accord avec les objectifs étatsuniens.

La NED est une organisation clé dans le réseau du soft power américain qui déverse 170 millions de dollars par an dans des organisations dédiées à la défense ou à l’installation de régimes favorables aux États-Unis. David Ignatius, du Washington Post (22/09/91), a écrit que l’organisation fonctionne en « faisant en public ce que la CIA faisait en privé ». La NED cible les gouvernements qui s’opposent à la politique militaire ou économique des États-Unis, en suscitant une opposition antigouvernementale.

Le conseil d’administration de la NED comprend Elliott Abrams, dont le dossier sordide va de l’affaire Iran-Contra (ou Irangate) dans les années 80 aux efforts de l’administration Trump pour renverser le gouvernement vénézuélien. En 2013, le président de la NED, Carl Gershman, a écrit un article dans le Washington Post (26/09/13) qui décrivait l’Ukraine comme le « plus grand prix » dans la rivalité Est-Ouest. Après l’administration Obama, Nuland a rejoint le conseil d’administration de la NED avant de revenir au département d’État dans l’administration Biden en tant que sous-secrétaire d’État aux affaires politiques.

Un des multiples bénéficiaires de l’argent de la NED pour des projets en Ukraine était l’International Republican Institute. L’IRI, autrefois présidé par le sénateur John McCain, a longtemps participé aux opérations étatsuniennes de changement de régime. Pendant les manifestations qui ont fini par faire tomber le gouvernement, McCain et d’autres responsables des États-Unis se sont rendus personnellement en Ukraine pour encourager les manifestants.

Des responsables US ont été surpris en train de choisir le nouveau gouvernement

La secrétaire d’État adjointe Victoria Nuland (BBC, 7/02/14) choisit le nouveau président ukrainien : « Je pense que Yats est le type qui a l’expérience économique, l’expérience du gouvernement. »

Le 6 février 2014, alors que les manifestations antigouvernementales s’intensifiaient, une partie anonyme (dont beaucoup pensent qu’il s’agit de la Russie) a divulgué un appel entre la secrétaire d’État adjointe Nuland et l’ambassadeur des États-Unis en Ukraine, Geoffrey Pyatt. Les deux ont discuté pour savoir quels responsables de l’opposition pourraient faire partie d’un éventuel nouveau gouvernement ; ils se sont entendus sur le fait qu’Arseniy Yatsenyuk — que Nuland appelait par son surnom « Yats » — devrait être aux commandes. Il a également été convenu que quelqu’un de « haut placé » serait chargé de faire avancer les choses. Cette personne était Joe Biden.

Quelques semaines plus tard, le 22 février, après qu’un massacre perpétré par des snipers suspects a fait monter la tension, le Parlement ukrainien a rapidement démis Ianoukovytch de ses fonctions, dans le cadre d’une manœuvre constitutionnellement douteuse. Ianoukovytch a ensuite fui le pays, qualifiant ce renversement de coup d’État. Le 27 février, Yatsenyuk est devenu Premier ministre.

Au moment de la fuite de l’appel, les médias se sont empressés de s’emparer de la phrase de Nuland « Fuck the EU ». Le commentaire a dominé les gros titres (Daily Beast, 6/02/14 ; BuzzFeed, 6/02/14 ; Atlantic, 6/02/14 ; Guardian, 6/02/14), tandis que les preuves des efforts étatsuniens pour le changement de régime ont été minimisées. Avec le titre « La Russie prétend que les États-Unis s’ingèrent en Ukraine », le New York Times (6/02/14) a mis les faits de l’implication américaine dans la bouche d’un ennemi officiel, émoussant ainsi leur impact sur le public. Le Times (6/02/14) a ensuite décrit les deux responsables comme ayant « discuté de la crise politique à Kiev » et partagé « leurs points de vue sur la façon dont elle pourrait être résolue ».

Le Washington Post (6/02/14) a reconnu que l’appel montrait « un degré élevé d’implication des États-Unis dans des affaires que Washington dit officiellement être du ressort de l’Ukraine », mais ce fait a rarement été pris en compte dans la couverture future de la relation États-Unis-Ukraine-Russie.

Washington a utilisé des nazis pour aider à renverser le gouvernement

Ignorer l’élément fasciste dans la politique ukrainienne est la stratégie des médias corporatifs depuis un certain temps déjà (FAIR.org, 7/03/14).

L’opposition soutenue par Washington qui a renversé le gouvernement était alimentée par des éléments d’extrême droite et ouvertement nazis comme Secteur droit. Un groupe d’extrême droite issu des manifestations était le bataillon Azov, une milice paramilitaire d’extrémistes néonazis. Ses dirigeants ont constitué l’avant-garde des manifestations anti-Ianoukovytch et ont même pris la parole lors d’événements d’opposition sur la place Maïdan, aux côtés de partisans étatsuniens du changement de régime comme McCain et Nuland.

Après le violent coup d’État, ces groupes ont ensuite été incorporés dans les forces armées ukrainiennes — ces mêmes forces armées auxquelles les États-Unis ont donné 2,5 milliards de dollars. Bien que le Congrès ait techniquement restreint l’envoi de fonds au bataillon Azov en 2018, les formateurs sur le terrain affirment qu’il n’existe aucun mécanisme permettant de faire appliquer cette disposition.  Depuis le coup d’État, les forces nationalistes ukrainiennes ont été responsables d’une grande variété d’atrocités dans la guerre contre-insurrectionnelle.

L’influence de l’extrême droite a augmenté dans toute l’Ukraine à la suite des actions de Washington. Un récent Conseil des droits de l’homme de l’ONU a noté que « les libertés fondamentales en Ukraine ont été réduites » depuis 2014, ce qui affaiblit encore l’argument selon lequel les États-Unis sont impliqués dans le pays au nom des valeurs libérales.

Parmi les néonazis américains, il existe même un mouvement visant à encourager les extrémistes de droite à rejoindre le bataillon afin « d’acquérir une expérience réelle du combat » en prévision d’une éventuelle guerre civile aux États-Unis.

Lors d’un récent vote des Nations unies sur la « lutte contre la glorification du nazisme, du néonazisme et d’autres pratiques qui contribuent à alimenter les formes contemporaines du racisme », les États-Unis et l’Ukraine ont été les deux seuls pays à voter contre.

Comme FAIR (15/01/22) l’a rapporté, entre le 6 décembre 2021 et le 6 janvier 2022, le New York Times a publié 228 articles faisant référence à l’Ukraine, mais aucun d’entre eux ne fait référence aux éléments pronazis de la politique ou du gouvernement ukrainien. On peut dire la même chose des 201 articles du Washington Post sur le sujet.

L’annexion de la Crimée, c’est bien plus que ça

Les faits ci-dessus donnent un contexte plus large aux actions de la Russie après le coup d’État, et devraient contrer la caricature d’un Empire russe enclin à l’expansion. Du point de vue de la Russie, un adversaire de longue date avait réussi à renverser le gouvernement d’un pays voisin en faisant appel à de violents extrémistes d’extrême droite.

La péninsule de Crimée, qui faisait partie de la Russie jusqu’à son transfert à la République soviétique d’Ukraine en 1954, abrite l’une des deux bases navales russes ayant accès aux mers Noire et Méditerranée, l’un des théâtres maritimes les plus importants de l’histoire. Une Crimée contrôlée par un gouvernement ukrainien soutenu par les États-Unis constituait une menace majeure pour l’accès naval russe.

La péninsule — dont 82 % des foyers parlent russe et seulement 2 % sont principalement ukrainiens — a organisé un plébiscite en mars 2014 pour savoir si elle devait rejoindre la Russie ou rester sous le nouveau gouvernement ukrainien. Le camp prorusse l’a emporté avec 95 % des voix. L’Assemblée générale des Nations unies, dirigée par les États-Unis, a voté pour ignorer les résultats du référendum au motif qu’il était contraire à la constitution ukrainienne. Cette même constitution avait été mise de côté pour évincer le président Ianoukovytch un mois plus tôt.

Tout cela est passé sous silence dans les médias occidentaux.

Les États-Unis veulent élargir l’OTAN

Une paire de cartes de Der Spiegel (26/11/09) illustre la progression de l’OTAN vers les frontières de la Russie.

En plus d’intégrer l’Ukraine dans la sphère économique dominée par les États-Unis, les décideurs occidentaux veulent également intégrer l’Ukraine militairement. Pendant des années, les États-Unis ont cherché à étendre l’OTAN, une alliance militaire explicitement anti-russe. À l’origine, l’OTAN était présentée comme une contre-force du Pacte de Varsovie pendant la guerre froide, mais après la disparition de l’Union soviétique, les États-Unis ont promis à la nouvelle Russie de ne pas étendre l’OTAN à l’est de l’Allemagne. Malgré cet accord, les États-Unis ont continué à développer leur alliance militaire, en se rapprochant de plus en plus des frontières russes et en ignorant les objections de la Russie.

Cette histoire est parfois admise, mais généralement minimisée par les médias corporatifs. Dans une interview accordée au Washington Post (1/12/21), la professeure Mary Sarotte, auteure de Not One Inch : America, Russia and the Making of Post-Cold War Stalemate (Pas un pouce : l’Amérique, la Russie et l’impasse de l’après-guerre froide), raconte qu’après l’effondrement de l’Union soviétique, « Washington a réalisé qu’il pouvait non seulement gagner gros, mais gagner encore plus. Pas un pouce de territoire ne devait être exclu de la pleine adhésion à l’OTAN ». « L’approche tout ou rien » des États-Unis « en matière d’expansionnisme […] a exacerbé le conflit avec Moscou », a-t-elle noté. Malheureusement, une seule interview ne suffit pas à couper court aux discours pro-OTAN.

En 2008, les membres de l’OTAN se sont engagés à étendre leurs adhésions avec celle l’Ukraine. La destitution du gouvernement pro-Russie en 2014 a constitué un pas de géant vers la concrétisation de cette promesse. Récemment, le secrétaire général de l’OTAN, Stoltenberg, a annoncé que l’alliance s’en tenait aux plans visant à intégrer l’Ukraine.

Bret Stephens, dans le New York Times (11/01/21), a soutenu que si l’Ukraine n’était pas autorisée à rejoindre l’organisation, cela « briserait la colonne vertébrale de l’OTAN » et « mettrait fin à l’alliance occidentale telle que nous la connaissons depuis la Charte de l’Atlantique ».

Les États-Unis ne toléreraient pas ce que la Russie est censée accepter

« Une invasion réussie par la Russie […] pourrait enhardir la Russie » à s’engager dans « des cyberattaques, des ingérences dans les élections et des campagnes d’influence », affirme l’« expert » de USA Today (édition papier, 26/01/22).

Le renforcement de la présence russe à la frontière ukrainienne a fait couler beaucoup d’encre. Les rapports sur cette situation ont été intensifiés par les avertissements des responsables du renseignement US à propos d’une attaque. Les médias se font souvent l’écho de l’annonce d’une invasion inévitable. Le comité éditorial du Washington Post (24/01/22) a écrit que « Poutine peut utiliser — et utilisera — toute mesure que les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN prennent ou s’abstiennent de prendre comme prétexte à une agression ».

Mais Poutine a été clair sur la voie de la désescalade. Sa principale exigence a été la tenue de négociations directes pour mettre fin à l’expansion de l’alliance militaire hostile jusqu’à ses frontières. Il a annoncé : « Nous avons clairement fait savoir que le déplacement de l’OTAN vers l’est est inacceptable » et que « les États-Unis ont des missiles à notre porte ». Poutine a demandé : « Comment les Américains réagiraient-ils si des missiles étaient placés à la frontière avec le Canada ou le Mexique ? »

Dans la couverture médiatique corporative, personne ne prend la peine de poser cette question importante. Au lieu de cela, l’hypothèse est que Poutine devrait tolérer une alliance militaire hostile directement de l’autre côté de sa frontière. Les États-Unis, semble-t-il, sont le seul pays autorisé à avoir une sphère d’influence.

Le New York Times (26/01/22) s’interroge : « L’Occident peut-il empêcher la Russie d’envahir l’Ukraine ? », mais il hausse les épaules devant le rejet par les États-Unis des conditions posées par Poutine, qu’il qualifie de « vouées à l’échec ». Le Washington Post (10/12/21) rapporte : « Certains analystes ont exprimé leur inquiétude quant au fait que le dirigeant russe formule des exigences qu’il sait que Washington rejettera, peut-être comme prétexte à une action militaire une fois qu’il aura été éconduit. » Le Post a cité un analyste : « Je ne nous vois pas leur donner quoi que ce soit qui suffirait par rapport à leurs demandes ; et ce qui me trouble, c’est qu’ils le savent. »

Les lecteurs ont également été assurés que la réaction de Poutine à l’expansionnisme occidental est en fait un prélude à des actions plus agressives.  « L’Ukraine n’est qu’une petite partie des plans de Poutine », a averti le New York Times (7/01/22). Le Times (26/01/22) a ensuite décrit la politique ukrainienne de Poutine comme une tentative de « rétablir ce qu’il considère comme la place légitime de la Russie parmi les grandes puissances mondiales », plutôt que comme une tentative d’éviter d’avoir l’armée des États-Unis directement à sa frontière. USA Today (18/01/22) a averti ses lecteurs que « Poutine “ne voudra pas s’arrêter” avec l’Ukraine ».

Mais adopter ce point de vue relève de la mauvaise pratique diplomatique. Anatol Lieven (Responsible Statecraft, 3/01/22), analyste au Quincy Institute, a écrit que l’acquiescement des États-Unis à une Ukraine neutre serait un « pont d’or » qui, en plus de réduire les tensions entre les États-Unis et la Russie, pourrait permettre une solution politique à la guerre civile en Ukraine. Cette politique de retenue est considérée comme une pensée marginale dans l’establishment de la politique étrangère de Washington.

Le trou de mémoire

John Deni (Wall Street Journal, 22/12/21) : « L’Occident doit rester ferme, même si cela signifie une autre invasion russe de l’Ukraine », car même si « le bilan humain sera important […], les dommages à long terme subis par Moscou […] seront probablement substantiels aussi ».

Tout ce contexte qui fait défaut permet aux faucons de promouvoir une escalade désastreuse des tensions. Le Wall Street Journal (22/12/21) a publié un article d’opinion tentant de convaincre les lecteurs qu’il y avait un « avantage stratégique à risquer une guerre en Ukraine ». L’article, rédigé par John Deni de l’US Army War College, résume les points de discussion habituels des faucons et affirme qu’une Ukraine neutre est « un anathème pour les valeurs occidentales d’autodétermination et de souveraineté nationales ».

Dans une version moderne du piège afghan de Zbigniew Brzezinski, Deni a affirmé que la guerre en Ukraine pourrait en fait servir les intérêts des États-Unis en affaiblissant la Russie : une telle guerre, aussi désastreuse soit-elle, « forgerait un consensus anti-russe encore plus fort à travers l’Europe », recentrerait l’OTAN contre l’ennemi principal, entraînerait « des sanctions économiques qui affaibliraient encore plus l’économie russe » et « saperait la force et le moral de l’armée russe tout en diminuant la popularité nationale de M. Poutine ». L’escalade des tensions est donc une situation gagnant-gagnant pour Washington.

Dans la récente vague d’articles sur l’Ukraine, rares sont ceux qui relatent l’histoire cruciale évoquée ci-dessus. Le fait d’inclure la vérité sur les objectifs de la politique étrangère étatsunienne dans l’ère de l’après-guerre froide rend le tableau actuel beaucoup moins unilatéral. Imaginez une seconde comment Washington se comporterait si Poutine commençait à essayer d’ajouter un voisin des États-Unis à une alliance militaire hostile après avoir aidé à renverser son gouvernement.

L’impératif économique de l’ouverture des marchés étrangers, la volonté de l’OTAN de s’opposer à la Russie, le soutien des États-Unis au coup d’État de 2014 et la participation directe à la formation du nouveau gouvernement doivent tous être oubliés si l’on veut que la ligne officielle ait une quelconque crédibilité. En l’absence de tout cela, il est facile d’accepter la fiction selon laquelle l’Ukraine est un champ de bataille entre un « ordre fondé sur des règles » et l’autocratie russe.

Si Biden est Chamberlain, comme le suggère Marc Thiessen (Washington Post, 10/12/21), alors Poutine est bien sûr Hitler.

En effet, le comité éditorial du Washington Post (8/12/21) a récemment comparé la négociation avec Poutine à l’apaisement d’Hitler à Munich. Il a demandé à Biden de « résister aux exigences exagérées de Poutine en Ukraine », « de peur qu’il ne déstabilise toute l’Europe au profit de la Russie autocratique ». Ce n’est pas la seule fois que le journal fait l’analogie avec Munich ; le Post (10/12/21) a publié un article de l’ancien rédacteur de discours de George W. Bush, Marc Thiessen, intitulé « Sur l’Ukraine, Biden canalise son Neville Chamberlain intérieur ».

Dans le New York Times (10/12/21), Alexander Vindman, collaborateur du NSC de Trump, a déclaré aux lecteurs « Comment les États-Unis peuvent briser l’emprise de Poutine sur l’Ukraine » et a exhorté l’administration Biden à envoyer des troupes US actives dans le pays. Une « Ukraine libre et souveraine », a-t-il dit, est vitale pour « faire avancer les intérêts des États-Unis contre ceux de la Russie et de la Chine. » Le journaliste du Times Michael Crowley (16/12/21) a également présenté l’impasse ukrainienne comme un autre « test de la crédibilité des États-Unis à l’étranger », après que celle-ci ait été prétendument endommagée par la fin de la guerre en Afghanistan.

Dans un grand reportage du New York Times (16/01/21) sur l’Ukraine, le rôle joué par les États-Unis pour amener les tensions à ce point a été complètement omis, au profit d’un blâme exclusif de la « belligérance russe ».

En conséquence de cette couverture, la mentalité interventionniste s’est transmise à l’opinion publique. Selon un sondage, si la Russie envahit effectivement l’Ukraine, 50 % des Américains sont favorables à ce que les États-Unis s’engagent dans un nouveau bourbier, contre seulement 30 % en 2014. Biden a toutefois déclaré qu’aucune troupe US ne serait envoyée en Ukraine. Au lieu de cela, les États-Unis et l’UE ont menacé de sanctions ou de soutien à une insurrection rebelle en cas d’invasion de la Russie.

Au cours des dernières semaines, plusieurs pourparlers entre les États-Unis et la Russie ont échoué, les États-Unis refusant de modifier leurs plans pour l’Ukraine. Le Congrès étatsunien s’empresse d’adopter un paquet « d’aide mortelle » pour envoyer davantage d’armes à la frontière en proie à des troubles. Peut-être que si le public était mieux informé, il y aurait plus de pression intérieure sur Biden pour mettre fin à la politique de la corde raide et chercher une véritable solution au problème.

Sources :


Source de la photographie d’en-tête : Pixabay (Oleg Mityukhin • oleg_mit)
https://pixabay.com/fr/photos/marcher-soldats-arm%c3%a9e-parade-5598465/
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