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La principale leçon de la Commune, c’est que le peuple en armes, guidé par la faction la plus résolue de la classe ouvrière, peut saisir directement les rênes du pouvoir politique. Sa radicale nouveauté, et son exemple fécond, c’est d’avoir montré qu’on peut se passer des politiciens bourgeois pour jeter les fondements d’une République sociale, et que le prolétariat allié à la petite bourgeoisie peut lancer ce défi à la classe possédante et à ses serviteurs. Mais la tragédie de la Commune, hélas, a fait aussi la démonstration que cette classe possédante ne recule devant aucune ignominie lorsque ses intérêts sont menacés par ceux d’en bas. On sait, parce que ses témoins les plus lucides, Lissagaray et Marx, y ont suffisamment insisté, combien la Commune a été paralysée par sa timidité et sa naïveté. Mais cette modération volontaire n’a pas épargné aux hommes et aux femmes de la Commune les horreurs d’une répression féroce. Au contraire. En scellant sa défaite, elle les y a condamnés.
« Que la Banque de France soit restée une enclave versaillaise en plein cœur de Paris, c’est un étonnement et un scandale », écrit Henri Lefebvre dans La proclamation de la Commune. Moyen de pression sur le gouvernement en vue d’une négociation future, ou prise de guerre révolutionnaire destinée à financer l’insurrection, la saisie de la Banque de France aurait modifié le rapport de forces. Mais la Commune a reculé devant l’obstacle. Elle a laissé intacte cette institution clé de la classe dominante, elle l’a laissée libre de procurer des fonds à Versailles, alors qu’elle lui mégotait les siens. Pour Prosper-Olivier Lissagaray, cette erreur fut la pire de toutes, pire encore que d’avoir laissé filer à Versailles, avec armes et bagages, les troupes gouvernementales qui serviront à la répression. « La Commune dans son indignation aveugle ne voyait pas les vrais otages : la Banque, l’Enregistrement et les Domaines, la Caisse des Dépôts et Consignations, etc.. Par là on tenait les glandes génitales de Versailles ; on pouvait rire de son expérience, de ses canons. Sans exposer un homme, la Commune n’avait qu’à lui dire : “Transige ou meurs” ».
Ce manque de résolution face à un instrument majeur du pouvoir bourgeois, cette incapacité à trancher dans le vif de la lutte des classes perdra la Commune. « Toutes les insurrections victorieuses ont débuté par saisir le nerf de l’ennemi, la caisse. La Commune est la seule qui ait refusé. Elle abolit le Budget des cultes qui était à Versailles et resta en extase devant la caisse de la haute bourgeoisie qu’elle avait sous la main ». Un scrupule légaliste retient le bras des hommes de la Commune, et il est vrai que tous ses dirigeants ne sont pas révolutionnaires. Son doyen, le riche entrepreneur Charles Beslay, est chargé de négocier avec la Banque de France. Revenant d’une mission où il a manifestement été floué, il explique qu’on ne peut rien faire, qu’il faut se contenter des maigres avances consenties par le gouverneur. Beslay, très attendri, vint le soir à la Commune répéter l’argument : « La Banque de France est la fortune du pays ; hors d’elle, plus d’industrie, plus de commerce ; si vous la violez, tous ses billets font faillite ».
Ces « niaiseries », commente Lissagaray, « circulèrent à l’Hôtel-de-Ville. Les proudhoniens du Conseil, oubliant que leur maître a mis la suppression de la Banque en tête de son programme révolutionnaire, renforçaient le père Beslay. La forteresse capitaliste n’avait pas de défenseurs plus acharnés. Si encore on eût dit : “Occupons au moins la Banque”. La Commune n’eut même pas ce nerf, se contenta de commissionner Beslay ». Ce même Charles Beslay qui, après l’écrasement de la Commune par les troupes versaillaises, comme par hasard, passera aisément à travers les mailles du filet, se réfugiera en Suisse et bénéficiera d’un non-lieu.
Et pourtant le doyen Beslay n’est pas seul en cause. Cette Commune effrayée à l’idée de saisir les caisses de la bourgeoisie, c’est celle qui a laissé les maires d’arrondissement, pendant dix jours, négocier avec le gouvernement pour éviter l’effusion de sang. C’est celle qui est demeurée jusqu’au bout sur la défensive, n’engageant l’opération militaire ratée du 3 avril qu’en réponse à l’attaque versaillaise. C’est celle qui a empêché ses propres militants de fermer les journaux bourgeois. « Une foule indignée avait envahi les boutiques du Gaulois et du Figaro, rapporte Lissagaray, mais le comité central dit qu’il ferait respecter la liberté de la presse, espérant que les journaux se feraient un devoir de respecter la République, la vérité, la justice ». La presse bourgeoise qui respecte la vérité, quelle naïveté ! « Le comité central laissait dire et protégeait même ses insulteurs ». C’est cette Commune, pourtant, qui sera écrasée sans pitié, dans un déferlement de haine où s’illustrèrent nombre d’écrivains et de journalistes, véritables charognards de la bourgeoisie.
Absolument inadmissible, cette prétention des va-nu-pieds à améliorer leur sort par l’action collective. Intolérable, l’effort désespéré de ces manants pour mettre fin à la misère et à l’ignorance. Si la classe possédante les déteste, ce n’est pas pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont. « Un jour, il advient ceci que le belluaire distrait oublie ses clés aux portes de la ménagerie, et les animaux féroces se répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages. Des cages ouvertes s’élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune », écrit Théophile Gautier dans son Tableau du siège. Des singes, ces communards ! Mais aux yeux des charognards d’aujourd’hui, les Gilets jaunes ne valent pas mieux : ce sont « des hordes qui ont tout détruit sur leur passage, rêvant de marcher sur l’Élysée pour le mettre à sac et pour placer la tête du président sur une pique ». Ces sauvages rappellent « les Khmers rouges entrant dans Phnom Penh pour la nettoyer et la vider. Avec cette différence : les réseaux sociaux, la manipulation des médias ont donné une caisse de résonance instantanée aux vandales », écrit Pascal Bruckner, héroïque sentinelle du capital, dans Le Point du 10 janvier 2019. Quand on sait l’unanimité haineuse de la presse bourgeoise contre ce mouvement populaire, son propos relève sans doute de l’humour involontaire.
Pour son collègue Frantz-Olivier Giesbert, la motivation de cette foule nauséabonde est nettement plus prosaïque, et ce laquais des puissants nous délivre avec condescendance sa psychologie de comptoir émaillée de métaphores animalières : les Gilets jaunes sont « des hordes de minus, de pillards, rongés par leur ressentiment comme par des puces », écrit-il dans Le Point du 13 décembre 2018. Des minables dévorés par l’envie et la jalousie, voilà tout. Même registre, déjà, contre les Rouges de 1871 : « L’origine de la Commune remonte au temps de la Genèse, écrit Maxime Du Camp dans Les Convulsions de Paris, elle date du jour où Caïn a tué son frère. C’est l’envie qui est derrière toutes ces revendications bégayées par les paresseux auquel leur outil fait honte, et qui en haine du travail préfèrent les chances du combat à la sécurité du travail quotidien ». Convoquer la Bible à l’appui de l’ordre social, le procédé ne date pas d’hier et il traverse le temps. Ces gueux en gilet jaune, eux aussi, ne sont-ils pas la lie de l’humanité, dont les coupables égarements sont passibles d’un châtiment divin ? Pour Bernard-Henri Lévy, s’exprimant devant le CRIF le 18 novembre 2018, aucun doute n’est possible : « Le peuple, celui qui ne respecte rien que lui-même, celui qui dit : “ on est le peuple, et parce qu’on est le peuple on a tous les droits, absolument tous, à commencer par celui d’enfreindre la loi”, eh bien ce peuple-là, mes chers amis, je me permets de vous signaler que c’est contre lui que se déchaîne la sainte colère de Dieu ». Yahvé et LBD, même combat.
Il faut dire que ces Gilets jaunes inspirent aux intellectuels bourgeois en service commandé une répugnance instinctive. Décidément, cette plèbe enragée concentre tous les mauvais instincts. Elle sent le soufre. « Mettre un Gilet jaune, c’est revêtir la honte », déclare Philippe Val, qui est passé de Charlie-Hebdo à France-Inter comme on change de chemise et de compte en banque. On feint d’ignorer leur programme, et on y voit les pitoyables représentants d’une France provinciale méprisée par ces muscadins de la presse bourgeoise. « Qui sont ces Gilets jaunes et que veulent-ils ? » demande Laurent-David Samama dans La Règle du Jeu, le 4 décembre 2018. « Les premiers concernés n’en savent rien, et ne cherchent d’ailleurs pas à répondre. Coincés entre un Burger King, un Kiabi et un centre Leclerc, tenant les ronds-points de la France Moche en se rêvant sans-culottes, tout juste se perdent-ils, lorsqu’on les interroge, dans le gloubi-boulga incohérent de leurs doléances ».
Mais si l’on creuse un peu, assurent ces chiens de garde, on découvre alors le pire, sournoisement tapi dans l’ombre. « On commence par le référendum d’initiative populaire et on finit par l’antisémitisme. On commence avec Rousseau et on finit avec Doriot. Mais c’est pas les marges, ça, c’est le cœur du mouvement », assène Bernard-Henri Lévy sur Europe 1, le 18 février 2019. Des antisémites, bien sûr, et manipulés par l’étranger, de surcroît. Journaliste à France-Culture, l’inénarrable Brice Couturier, dans un tweet du 1er décembre 2018, est catégorique : « Poutine est à la manœuvre. Une petite guerre civile en France ferait bien ses affaires ». Des mensonges à la chaîne, qui sont les mêmes que ceux qu’étrillait Marx à propos de la Commune dans sa lettre à Liebknecht, le 6 avril 1871 : « De tout le fatras qui te tombe sous les yeux dans les journaux sur les événements intérieurs de Paris, tu ne dois pas croire un mot. Tout est mensonger. Jamais la bassesse du journalisme bourgeois ne s’est mise plus brillamment en évidence ».
Vieille recette en effet, déjà utilisée contre les communards : « Le comité central de la Garde nationale » est soumis à des « influences bonapartistes et prussiennes dont il est facile de constater l’action », proclame le gouvernement de Thiers dans une affiche apposée sur les murs de Paris en mars 1871. Une horreur, ces communards. Devant l’Assemblée, le 21 mars 1871, Jules Favre fait la description cauchemardesque de « cet orage des bas-fonds », de « cette poignée de scélérats mettant au-dessus de l’assemblée je ne sais quel idéal sanglant et rapace » et qui n’ont pris le pouvoir « que pour la violence, l’assassinat et le vol ». On nous demande d’éviter la guerre civile, ajoute le ministre d’Adolphe Thiers, mais cette vermine nous l’impose, « ouverte, audacieuse, accompagnée du meurtre lâche et du pillage dans l’ombre ». Devant « un pareil opprobre infligé à la civilisation », l’obligation « s’impose à notre conscience, l’obligation absolue d’entrer dans une voie énergique ». Il faut agir, et tout de suite, « pour faire justice, enfin, de ces misérables ». Dans une circulaire aux recteurs, le ministre de l’Instruction publique et des cultes Jules Simon, à son tour, indique le message à transmettre aux jeunes générations : « La France serait indigne de son passé, se trahirait elle-même et trahirait la cause de la civilisation, si elle ne se levait pas tout entière contre cette minorité impie qui nous ruine et nous déshonore ».
Certes les temps ont changé, mais la tourbe populacière des Gilets jaunes suscite la même haine de classe. Et s’il faut les amener à résipiscence, eux aussi, autant employer la manière forte. Ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry, s’exprimant sur Radio Classique le 7 janvier 2019, réclame une répression armée, il exige que le sang coule : « Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on ne donne pas les moyens aux policiers de mettre fin à ces violences. Qu’ils se servent de leurs armes, une bonne fois ! On a la quatrième armée du monde, elle est capable de mettre fin à ces saloperies ! ». C’est vrai qu’au mois de mai 1871, durant la « Semaine sanglante », on a vu de quoi cette merveilleuse armée était capable. « Vingt-six conseils de guerre, vingt-six mitrailleuses », résume Lissagaray. « Le sol est jonché de leurs cadavres, télégraphie Thiers aux préfets, ce spectacle affreux servira de leçon ». Et Georges Bernanos écrira : « Les généraux versaillais pataugèrent dans Paris sur un lit de cadavres, du sang jusqu’à la braguette ».
Le 8 juin 1871, devant l’Assemblée, célébrant le massacre de 20 000 Parisiens par la soldatesque, le chef du pouvoir exécutif proclame sa fierté d’avoir écrasé l’insurrection. « Nous les avons enlevées, ces formidables murailles de Paris. Nous avons remporté une victoire immense, une des plus grandes victoires que l’ordre social et la civilisation aient remportées ». Elle est belle, cette civilisation qui transforme une capitale en fosse commune. Mais les intellectuels prostitués ont eu gain de cause. « Dût-on noyer cette insurrection dans le sang, dût-on l’ensevelir sous les ruines de la ville en feu, il n’y a pas de compromis possible. Si l’échafaud vient d’être supprimé, il ne faudra le garder que pour les faiseurs de barricades », réclame Francisque Sarcey dans Le drapeau tricolore, le 20 mai 1871. Alors, oui, à la fin de la Semaine sanglante, elle est liquidée, cette « honteuse canaille » qu’exècre le journaliste Ximénès Doudan, « ce mélange d’enfer, de caverne de voleurs et d’estaminet ». Nettoyées, ces « bandes en guenille » que moque le colonel d’Hennebert. Fini, le spectacle abominable de ce « Paris au pouvoir des nègres » qui horrifiait Alphonse Daudet. Éliminées, les « convulsions bêtes d’une tourbe destructrice », ces « faces stupides et abjectes », cette « crapulerie rayonnante » d’une capitale « sous la coupe de la populace » devant lesquelles Edmond de Goncourt vomissait de dégoût.
« S’ils succombent, seul leur caractère bon garçon en sera la cause », écrivait Marx le 12 avril 1871. Ce caractère, les communards l’ont payé cher, en effet. Face à des massacreurs, ni le légalisme ni l’attentisme ne sont de bon augure. « L’illusion générale était qu’on durerait », écrit Lissagaray. C’est cette durée qui fit défaut à la Commune, car Versailles la lui ôta. « Ce qui manqua surtout à la Commune, écrit Lénine en 1911 dans son Hommage à la Commune, c’est le temps, la possibilité de s’orienter et d’aborder la réalisation de son programme. Elle n’avait pas encore eu le temps de se mettre à l’œuvre que le gouvernement de Versailles, soutenu par toute la bourgeoisie, engageait les hostilités contre Paris. La Commune dut, avant tout, songer à se défendre ». La brièveté de son existence empêcha aussi cette expérience révolutionnaire de résoudre ses contradictions internes. Le Conseil se divisa entre une majorité aux idées floues, mais décidée à prendre des mesures draconiennes, et une minorité influencée par les Internationaux, passionnée par les réformes sociales, mais qui « ne voulut jamais comprendre que la Commune était une barricade », relève Lissagaray. Ces faiblesses et ces « impuissances », M. Thiers les « connaissait à fond ». Dès le mois de mars, « il se rassura sur cette insurrection peureuse de la Banque, ignorante de ses ressources, et dont le Conseil s’évaporait en paroles ».
Méditant l’exemple de la Commune, Lénine rappelle que, pour assurer le triomphe d’une révolution sociale, « deux conditions au moins sont nécessaires : des forces productives hautement développées et un prolétariat bien préparé. Mais en 1871 ces deux conditions faisaient défaut. Le capitalisme français était encore peu développé et la France était surtout un pays de petite bourgeoisie […]. Par ailleurs, il n’existait pas de parti ouvrier ; la classe ouvrière n’avait ni préparation ni entraînement et dans sa masse, elle n’avait même pas une idée très claire de ses tâches et des moyens de les réaliser ». Ces limites objectives de la Commune de 1871 ne seront plus celles des révolutions du XXe siècle, lesquelles triompheront en mobilisant les masses ouvrières et paysannes. Mais ces révolutions dépasseront aussi ses limites subjectives en se dotant de l’outil politique et militaire indispensable à la victoire. Ce sera leur façon de rendre hommage à la Commune : immunisés contre la naïveté, les révolutionnaires du siècle suivant n’hésiteront pas à engager l’épreuve de force avec l’État bourgeois. L’initiative changera de camp. On saisira les caisses de la classe possédante, et on clouera le bec à la « bassesse du journalisme bourgeois ».
Les leçons de la Commune
par Bruno Guigue
Source : article publié sur la page Facebook de l’auteur
https://www.facebook.com/bruno.guigue.10/posts/2449040841908023
Illustration d’en-tête réalisée à partir des documents suivants :
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