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Il était une fois un informaticien lanceur d’alerte qui, avec une poignée de cyberactivistes, avait fondé un média d’information — Wikileaks — révélant au monde entier des crimes de guerre, des intrigues géopolitiques et des stratégies d’espionnages de grande ampleur.
Il était une fois Julian Assange.
Aujourd’hui, l’informaticien vit reclus dans l’ambassade d’Équateur à Londres. Il ne peut ni sortir — il serait immédiatement arrêté par la police britannique et probablement extradé vers les États-Unis où une lourde peine de prison l’attend —, ni rester indéfiniment dans l’ambassade car ses conditions « d’hébergement » sont délétères (pièce exiguë, sans lumière du jour, visites restreintes) et sa santé se dégrade — d’ailleurs l’Équateur a prévenu : si l’examen de santé est négatif, il devra de toute façon quitter l’ambassade pour se faire soigner dans un hôpital.
Mais qu’est-il reproché au juste à Julian Assange ? Simplement d’avoir dévoilé des faits réels. Et il l’a fait en prenant des risques.
De nombreux médias — sans prendre de risque, eux — ont relayé les principaux faits publiés par WikiLeaks. Par exemple ceux-ci :
Du 1er janvier 2004 au 31 décembre 2009, la guerre en Irak a fait environ 110 000 morts irakiens pour cette période, dont 66 000 civils, et les troupes américaines auraient livré plusieurs milliers d’Irakiens à des centres de détention pratiquant la torture.
Dans le camp de Guantánamo, plus de 150 innocents d’origine afghane et pakistanaise ont été détenus des années.
Trois présidents français, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ont été espionnés sur écoutes par la NSA (National Security Agency).
Etc.
Pourtant, certains de ces mêmes médias et quelques partis de gauche (en particulier les Démocrates aux États-Unis) se focalisent sur une révélation faite par Wikileaks : la publication des emails piratés de la campagne de Hillary Clinton. « Estimant que cette affaire a favorisé les desseins russes et l’élection de M. Trump, rapporte Serge Halimi dans Le Monde diplomatique1, [la gauche] oublie que WikiLeaks a alors dévoilé les manœuvres de la candidate démocrate pour saboter la campagne de M. Bernie Sanders durant les primaires de leur parti. À l’époque, les médias du monde entier ne s’étaient pas privés de reprendre ces informations, comme ils l’avaient fait pour les précédentes, sans pour autant que leurs directeurs de publication soient assimilés à des espions étrangers et menacés de prison. »
Les cybermilitants auraient en creux contribué à la défaite du camp Clinton au profit de Trump… Pourtant ces révélations étaient des faits réels, objectifs, qui ne servaient que la vérité. Des « vraies informations », en somme.
Pas des « fake news » comme celles par exemple diffusées par le très sérieux Guardian en Grande-Bretagne. En effet, le quotidien — plutôt classé à gauche, et dont le travail aux côtés des lanceurs d’alerte (comme avec Edward Snowden) avait été jusqu’alors irréprochable — s’est fait le relais d’une rumeur : l’ancien directeur de campagne de Donald Trump, Paul Manafort, aurait visité secrètement Assange à trois reprises à l’ambassade de l’Équateur à Londres. Or les faits sont troubles, et l’affaire vaseuse. Rapidement démentie — preuves à l’appui — par les deux intéressés, le quotidien britannique rétropédale et propose une version plus évasive sur son site Internet concernant la véracité de ces informations. Mais c’est trop tard, car cette « rumeur » a déjà fait des petits dans la presse française — puisque l’emploi du conditionnel n’est même pas d’usage pour certains médias (« Manafort, le directeur de campagne de Trump, a rencontré secrètement Assange » pour L’Obs) — et internationale.
Condamné d’avance par les différents gouvernements de son pays d’origine — l’Australie —, assuré de finir ses jours au fond d’une geôle aux États-Unis, menacé d’être lâché par le nouveau pouvoir en Équateur (un temps soutenu par Rafael Correa, il ne fait pas — du tout — l’unanimité auprès du nouveau gouvernement), il est honni par la Grande-Bretagne (embarrassée de sa présence sur son territoire) et l’Espagne (puisqu’il a soutenu l’indépendance de la Catalogne)2… Pis, Assange est aujourd’hui oublié par ceux qui ont relayé les informations de WikiLeaks depuis une douzaine d’années et ne peut désormais compter que sur une poignée de soutiens dans le monde.
À travers lui, ce sont les conditions d’existence même des lanceurs d’alerte qui sont en jeu aujourd’hui : leurs conditions d’expression — toujours contraintes — et leurs protections contre les poursuites ou les persécutions — toujours restreintes.
Accepter cela, et les laisser vivre ainsi, revient à accepter qu’un pays seul puisse dicter à ses alliés et au monde entier quelles sont les « bonnes » et les « mauvaises » informations.
Tous ces lanceurs d’alerte ont-ils eu raison de révéler au monde les systèmes d’espionnage intrusif et mondialisé mis en place par les États-Unis, les comptes détaillés des grandes entreprises implantées dans les paradis fiscaux, les crimes de guerre non punis, etc. ?
Oui. Ils ont eu raison. Et les faire taire ne nous empêchera pas de les soutenir. Au contraire.
Il était une fois un informaticien lanceur d’alerte qui, avec une poignée de cyberactivistes, avait fondé un média d’information — WikiLeaks — révélant au monde entier des crimes de guerres, des intrigues géopolitiques et des espionnages de grande ampleur.
Il était une fois Julian Assange.
Source : article publié sur le site web Acrimed
https://www.acrimed.org/Julian-Assange-seul-face-au-silence-mediatique
Source de la photographie d’en-tête : Cancillería del Ecuador
Simpatizantes de Julian Assange se reúnen en los exteriores de la embajada ecuatoriana en Londres [taken on June 16, 2013]
https://www.flickr.com/photos/dgcomsoc/9059006282/
[ Creative Commons — CC BY-SA 2.0 ]
« Pour Julian Assange », Le Monde diplomatique, décembre 2018. ↩
Lors de son passage en Suède en août 2010, Julian Assange a également été suspecté par la justice suédoise de « viol mineur ». L’affaire est retracée dans cet article. Puis — bien que non innocenté — l’affaire est classée sans suite en 2017. Plus tard, en février 2018, The Guardian révèle que depuis 2013 la justice suédoise souhaitait clôturer l’affaire mais subissait des pressions britanniques. ↩
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