Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais |
Le 4 février, The Economist a publié une analyse dévastatrice — ou peut-être « pre-mortem » — de l’effondrement du Parti social-démocrate allemand (Sozialdemokratische Partei Deutschlands / SPD) sous la direction d’Olaf Scholz. Élu en septembre 2021 à l’issue d’un résultat que les médias occidentaux ont qualifié de « choc », son gouvernement de coalition suscitait de grands espoirs dans de nombreux milieux. Aujourd’hui, Scholz connaît la plus mauvaise cote de popularité de tous les chanceliers de l’histoire moderne, et les sondages d’opinion nationaux placent la popularité du SPD à 15 %, voire moins.
The Economist décrit l’effondrement de Scholz, et la perspective de l’extinction imminente de son parti en tant que force sérieuse au sein de la politique allemande, comme un microcosme du déclin de l’influence économique et politique de Berlin de manière plus générale. Il note que les finances du pays sont devenues « molles » pendant son mandat, que la confiance du secteur des affaires s’est effondrée et qu’une inflation record a détruit les revenus et l’épargne des citoyens. D’autres sources ont décrit la « désindustrialisation » du pays, Politico ayant inventé le surnom de « Rust Belt on the Rhine » (Ceinture de rouille sur le Rhin).
Conformément à ces méditations sur les malheurs de l’Allemagne qui ne cessent de s’aggraver, le sombre diagnostic de The Economist ne mentionne pas comment les sanctions occidentales imposées à la Russie en février 2022 ont provoqué la crise de Berlin. Scholz a été l’un des principaux promoteurs de l’initiative de l’administration Biden poussant à « réduire le rouble en ruines ». Maintenant que cet effort s’est retourné de manière si spectaculaire qu’il ne peut plus être ignoré ou interprété autrement, Newsweek admet que « tout jeu de guerre réaliste aurait pu facilement prédire » que les sanctions non seulement échoueraient, mais qu’elles auraient un effet boomerang sur ceux qui les ont imposées.
Les quelques analystes qui ont prédit l’invasion de l’Ukraine bien à l’avance ont tous échoué à anticiper que Berlin soutiendrait et faciliterait toute contre-attaque des États-Unis, en particulier dans la sphère financière. Ils pensaient que l’Allemagne possédait l’autonomie et le bon sens nécessaires pour ne pas commettre un suicide économique délibéré au service de l’Empire. Après tout, la stabilité, la prospérité et la puissance du pays dépendaient fortement de l’énergie russe bon marché et facilement accessible. Mettre volontairement fin à cet approvisionnement serait inévitablement désastreux.
On peut leur pardonner cette lacune. Berlin, en particulier au lendemain de la réunification, a réussi à se présenter au monde comme une nation souveraine, dirigée par des personnes sensées et agissant dans l’intérêt supérieur de leur pays et de l’Europe. En réalité, depuis 1945, l’Allemagne est une nation fortement occupée, noyée sous le poids des installations militaires US, et dont la politique, la société et la culture sont agressivement façonnées et influencées par la CIA.
Cette réalité non reconnue est amplement décrite dans le livre Dirty Work: The CIA in Western Europe, publié en 1978 par Philip Agee, un lanceur d’alerte de l’Agence.1 Il est essentiel de savoir qui est véritablement aux commandes à Berlin, et quels intérêts les représentants élus de l’Allemagne servent réellement, pour comprendre pourquoi Scholz et d’autres ont si ardemment embrassé les sanctions autodestructrices. Et pourquoi les faits de la destruction criminelle de Nord Stream 2 ne pourront jamais émerger.
Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis se sont imposés comme la superpuissance militaire et économique incontestée du monde. Comme l’écrit Agee, l’objectif primordial de la politique étrangère des États-Unis, par la suite, était de « garantir la cohérence du monde occidental » sous leur direction exclusive. Les activités de la CIA étaient donc « orientées vers la réalisation de cet objectif ». Au service du projet de domination mondiale de l’Empire, « les mouvements d’opposition de gauche devaient être discrédités et détruits » partout.
Après la création de l’Allemagne de l’Ouest à partir des zones d’occupation respectives de la Grande-Bretagne, de la France et des États-Unis, le jeune pays est devenu une « zone cruciale » à cet égard, servant comme « l’une des zones opérationnelles les plus importantes pour les programmes de grande envergure de la CIA » en Europe et ailleurs. Les opérations de l’Agence en Allemagne de l’Ouest visaient explicitement à s’assurer que le pays était « pro-américain » et structuré en fonction des « intérêts commerciaux » des États-Unis.
Au cours de ce processus, la CIA a soutenu secrètement l’Union chrétienne-démocrate (Christlich Demokratische Union / CDU) et le SPD, ainsi que les syndicats. L’Agence « voulait que l’influence des deux principaux partis politiques soit suffisamment forte pour exclure et contenir toute opposition de gauche », explique Agee. Le SPD avait une tradition radicale et marxiste. Il a été le seul parti du Reichstag à voter contre la loi d’habilitation (ou loi allemande des pleins pouvoirs) de 1933, qui a jeté les bases de la nazification totale de l’Allemagne et a conduit à sa proscription.
Réinstallé après la guerre, le SPD a conservé ses racines révolutionnaires jusqu’en 1959. Puis, dans le cadre du programme Godesberg, il a abandonné toute volonté de remettre sérieusement en question le capitalisme. Il est peu crédible de suggérer que la CIA n’était pas expressément responsable de la neutralisation des tendances radicales du parti.
Quoi qu’il en soit, le contrôle effectif de la démocratie ouest-allemande a permis de garantir que l’« énorme présence » de Washington dans le pays — qui comprenait des centaines de milliers de soldats et près de 300 installations militaires et de renseignement distinctes — ne soit pas remise en question par les personnes au pouvoir, quel que soit le parti auquel elles appartenaient, malgré l’opposition constante d’une majorité de la population à l’occupation militaire des États-Unis.
Cette présence a permis à la CIA de disposer d’« un certain nombre de couvertures différentes derrière lesquelles travailler », selon Agee. La majorité de ses agents étaient intégrés dans l’armée des États-Unis et se faisaient passer pour des soldats. La plus grande antenne de l’Agence était une base militaire à Francfort, mais elle disposait également d’unités à Berlin-Ouest et à Munich. Les agents US étaient des « techniciens hautement qualifiés qui écoutaient les téléphones, ouvraient le courrier, surveillaient les gens et codaient et décodaient les transmissions de renseignements », travaillant « dans tout le pays ».
Des divisions spécialisées étaient chargées de « prendre contact avec des organisations et des personnes au sein de l’establishment politique », comme le SPD et ses représentants élus. Tous les renseignements recueillis étaient « utilisés pour infiltrer et manipuler » ces mêmes entités. En outre, la CIA a collaboré « très étroitement » avec les services de sécurité ouest-allemands dans le cadre de nombreuses activités d’espionnage national, les diverses agences de renseignement du pays menant des opérations à la demande directe de l’Agence, « souvent [pour] protéger les activités de la CIA de toute conséquence juridique ».
Aussi intimes soient-ils, les rapports de la CIA avec ses homologues ouest-allemands n’en ont pas moins connu des « difficultés », comme l’explique Agee. L’Agence n’a jamais fait entièrement confiance à ses protégés et a ressenti un besoin prononcé de « garder un œil » sur eux. Ce manque de confiance n’a toutefois pas empêché la CIA de s’associer au BND, le service de renseignement extérieur de l’Allemagne de l’Ouest, pour acheter secrètement la société suisse de cryptage Crypto AG, en 1970. Il s’agissait peut-être (comme susmentionné) de « protéger les activités de la CIA de toute conséquence juridique ».
Crypto AG produisait des machines de haute technologie permettant aux gouvernements étrangers de transmettre des communications sensibles de haut niveau dans le monde entier, à l’abri des regards indiscrets. C’est du moins ce qu’ils pensaient. En réalité, les propriétaires clandestins de Crypto AG, et par extension la NSA2 et le GCHQ,3 pouvaient facilement déchiffrer tous les messages envoyés avec les appareils de la société, puisqu’ils élaboraient eux-mêmes les codes de cryptage. Cette connivence a fonctionné dans le plus grand secret pendant des décennies, et n’a été révélée qu’en février 2020.
On ne connaît pas l’étendue des informations collectées par Crypto AG — ainsi que par son principal concurrent national, Omnisec AG, que la CIA possédait également — ni les fins néfastes auxquelles ces sociétés ont été utilisées. Il ne serait toutefois pas surprenant que les données récoltées aient contribué à informer les opérations de la CIA visant à « discréditer et détruire » l’opposition de gauche en Allemagne de l’Ouest et au-delà — des efforts qui se poursuivent encore aujourd’hui, sans aucun doute.
La guerre froide est peut-être terminée, mais l’Allemagne reste toujours fortement occupée. De tous les pays européens, c’est cette Allemagne qui accueille le plus grand nombre de soldats US, bien qu’une écrasante majorité de la population ait soutenu leur retrait partiel ou total dans les années qui ont suivi la chute du mur de Berlin. En juillet 2020, Donald Trump, alors président, a annoncé le retrait de 12 000 soldats sur les 38 600 que compte encore le contingent.
Alors qu’il était prévu de punir l’Allemagne pour avoir donné son feu vert à Nord Stream 2, aujourd’hui détruit, les sondages ont indiqué que la plupart des Allemands n’étaient que trop heureux de dire « auf wiedersehen » (« au revoir »). En tout, 47 % d’entre eux étaient favorables au départ des troupes US, tandis qu’un quart d’entre eux réclamaient la fermeture permanente de toutes les bases US sur leur sol. Pourtant, deux semaines à peine après son entrée à la Maison-Blanche, Joe Biden est revenu sur la politique de son prédécesseur en renvoyant 500 soldats qui étaient partis.
Le président a également abandonné le projet de transférer ailleurs en Europe le Commandement des États-Unis pour l’Afrique (US Africa Command), basé à Stuttgart, qui permet à Washington d’intégrer les forces armées de 53 pays du continent. Des études montrent que les programmes de formation du Commandement ont précipité une augmentation significative du nombre de coups d’État militaires en Afrique. Comme l’a attesté Agee, les bases militaires US sont un foyer d’espions de la CIA. Berlin doit donc rester « l’une des zones opérationnelles les plus importantes pour les programmes de grande envergure de la CIA », que les Allemands le veuillent ou non.
Lire également les articles connexes de Kit Klarenberg autour du renseignement britannique et étatsunien…
Sources :
Source de la photographie d’en-tête : Wikimedia Commons (Michael Barera)
The Embassy of the United States in Berlin (Germany)
[25 June 2012 — file version: 6 July 2012, 05:40]
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Berlin_Jun_2012020(United_States_Embassy).JPG
[ Creative Commons ]
« Agence » (avec la première lettre en majuscule) désigne la CIA (Central Intelligence Agency / Agence centrale de renseignement). (NdT) ↩
NSA : National Security Agency / Agence nationale de la sécurité (NdT) ↩
GCHQ : Government Communications Headquarters / Quartier-général des communications du gouvernement (NdT) ↩
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