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En France, il est bien rare que l’Inde soit sous le feu des projecteurs médiatiques ; sinon pour évoquer des actualités qui correspondraient aux clichés exotiques que les rédactions se font du sous-continent. Il est encore plus rare d’évoquer la question du droit d’informer en Inde. Les journalistes y font pourtant face à de graves menaces.
Le secteur des médias, en Inde, se distingue par sa dimension considérable (on comptait, en 2018, 17 000 journaux quotidiens publiés dans une douzaine de langues, 550 stations de radio et 880 chaînes de télévision par satellite). Une apparente diversité qui masque mal de graves menaces contre le droit à l’information. À commencer par la concentration des médias indiens dans une poignée de grands groupes, propriétés de puissants oligarques qui exercent ainsi une mainmise sur l’information dans le sous-continent. À cette concentration s’ajoute un phénomène plus récent, mais au moins aussi inquiétant : le renforcement de la répression contre toute tentative et modalité d’information qui ferait preuve d’indépendance à l’égard des pouvoirs économiques et politiques. Le parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party (BJP), au pouvoir depuis 2014, ne cesse de faire la démonstration de son autoritarisme et de sa violence envers les minorités. Et de sa volonté de réprimer médias et journalistes indépendants.
S’agissant de l’état de concentration du secteur médiatique indien, Reporters sans frontières (RSF) et l’organisation indienne DataLEADS publiaient en juin 2019 une étude livrant de nombreux enseignements. Premièrement : le secteur médiatique indien s’avère très concentré autour de quelques acteurs. Dans la presse écrite, une poignée de journaux dominent. Au niveau national, quatre quotidiens se partagent trois quarts du lectorat en hindi. Il en va de même pour les quatre principaux quotidiens nationaux en langue anglaise.1 Dans chaque langue régionale, quelques publications concentrent également la majorité du lectorat.
Le cas de la radio est singulier : la seule station autorisée à diffuser des journaux d’information est la radio publique All India Radio (AIR). Les autres radios doivent se contenter de diffuser du contenu musical ou de divertissement. Les principales chaînes de télévision indiennes (pour lesquelles les données d’audience ne sont pas disponibles2) sont quant à elles intégrées au sein des quelques grands groupes transmédias qui dominent le secteur médiatique indien. Ces groupes ont été les fers de lance de la concentration et de la financiarisation du secteur médiatique indien ces trente dernières années.
Dans une note publiée dans le cadre de l’étude coproduite par RSF et DataLEADS, Ahsanul Haq Chishti, spécialiste en sciences de l’information, retrace la transformation des médias indiens d’organes d’information en simples entreprises à but lucratif. Cette transformation s’est traduite par une importance croissante des revenus publicitaires, et par la concentration des grands médias entre les mains d’un nombre toujours plus limité de grands propriétaires. Ce phénomène a été facilité par l’absence de garde-fous réglementaires : il n’existe en Inde « aucune limite fixée à la concentration de l’actionnariat dans les domaines de la presse écrite, de l’audiovisuel ou du numérique », ni d’organisme de régulation du secteur des médias. La financiarisation et la concentration des médias indiens conduisent à ce constat : pluralité des médias ne signifie pas pluralisme.
Le second enseignement concerne les mélanges des genres entre le monde politique et celui des grands groupes de médias indiens, particulièrement fréquents. Certains de leurs propriétaires sont eux-mêmes engagés en politique. C’est le cas de Subhash Chandra, président du groupe Zee News (14 chaînes dans huit langues) : le milliardaire est également élu au Parlement indien sous les couleurs du BJP, le parti nationaliste au gouvernement. La propriétaire de HT Media (Hindustan Times et Hindustan), la femme d’affaires Shobhana Bhartia, est quant à elle ancienne élue du parti du Congrès national indien (INC). Ces mélanges des genres sont encore plus nombreux au niveau local, comme le note RSF :
La principale chaîne de télévision de l’État de l’Odisha, dans l’est de l’Inde, est détenue par la famille Panda, dont l’un des membres éminents, Baijayant Jay Panda, n’est nul autre que le vice-président national et porte-parole officiel du BJP, le parti du Premier ministre Modi. De même, dans l’Assam, dans le nord-est du pays, la propriétaire de la principale chaîne, NewsLive, est l’épouse d’un des principaux ministres de l’exécutif régional, lui aussi dominé par le BJP.
D’une manière générale, les partis politiques (et tout particulièrement le BJP au pouvoir) disposent de moyens de pression importants sur les médias, puisqu’ils figurent parmi les principaux investisseurs dans les espaces publicitaires des médias. « Le BJP de Narendra Modi est l’un des plus gros — sinon le plus gros — annonceurs de tout le pays » note ainsi RSF. Le Premier ministre dispose par ailleurs d’une tribune mensuelle de vingt minutes sur la station AIR, « Mann Ki Baat » (« pensées intimes »). Cette émission très écoutée, où le chef du gouvernement a carte blanche, témoigne de l’emprise gouvernementale sur la radio publique.
Les médias sont également dépendants des publicités officielles de la part des gouvernements locaux. Ce qui a permis au gouvernement de l’État du Jammu-et-Cachemire, en février 2019, de faire pression sur deux quotidiens en les privant des revenus liés aux commandes officielles, comme l’a documenté RSF. Ainsi les pouvoirs politiques (partis) et économiques (notamment via les propriétaires de médias) disposent de leviers d’influence considérable sur l’information en Inde.
Et ce n’est pas tout : un des aspects les plus inquiétants concernant le droit d’informer en Inde concerne les nombreuses et graves menaces pesant sur les journalistes. Lesquels font l’objet de différentes formes d’intimidation, des violences policières aux passages à tabac allant parfois jusqu’au meurtre par des groupes mafieux, des potentats locaux et autres militants de l’extrême droite au pouvoir. Ne serait-ce que ces derniers mois, plusieurs journalistes ont été victimes de violences policières ciblées lors de la répression brutale des manifestations contre la loi sur la citoyenneté en décembre 2019, comme le rapporte RSF.
En mars dernier, l’ONG alertait sur le cas d’un reporter gravement blessé suite à la publication d’un article faisant état de dissensions au sein du principal parti politique de l’État du Tamil Nadu. Une agression par un groupe d’hommes armés de barres de fer, dont plusieurs seraient membres du « clan » d’un ministre régional concerné par l’article. Plus récemment, en juin, le reporter Shubham Tripathi a été tué pour ses enquêtes sur la mafia du sable, impliquant également des potentats locaux et en particulier la police locale. En 2017, la journaliste Gauri Lankesh, très critique à l’égard du nationalisme hindou, était assassinée par balles devant chez elle.
RSF évoque également « d’effrayantes campagnes coordonnées de haine et d’appels au meurtre […] menées sur les réseaux sociaux contre les journalistes qui oseraient parler ou écrire sur les sujets qui dérangent », des campagnes « particulièrement violentes lorsqu’elles visent les femmes ». En novembre 2019, la journaliste Rana Ayyub a été la cible d’une de ces campagnes de harcèlement, d’appel au viol et au meurtre. Des initiatives orchestrées, selon RSF, « par des militants pro-Hindutva, du nom de l’idéologie qui mêle fascisme et nationalisme hindou et qui se trouve être la matrice doctrinale du BJP ». La journaliste a également fait l’objet de menaces de poursuites judiciaires par une police locale.
De telles menaces figurent parmi les formes d’intimidations récurrentes à l’égard des journalistes. Encore une fois selon RSF, elles sont « souvent utilisées pour museler les journalistes trop critiques à l’encontre des autorités, en vertu notamment de la section 124A du Code pénal, qui punit de prison à perpétuité les personnes reconnues coupables de “sédition” ». En avril dernier, l’éditorialiste Gautam Navlakha pour le site d’information Newsclick a été incarcéré par l’agence indienne de lutte contre le terrorisme. Selon RSF, l’arrestation du journaliste, qui est accusé de participer à une « conspiration maoïste », serait « un acte politique de représailles contre ses articles, qui dénonçaient les violations des droits humains en Inde ». Autre exemple emblématique de ce type de répression, l’ONG évoque le cas d’une directive gouvernementale de l’État de l’Andhra Pradesh qui permettrait de poursuivre tout journaliste ou média publiant des informations « fausses », « infondées » ou de « mauvaise foi ».
Cette mise au pas de l’information est particulièrement alarmante au Cachemire indien, tout particulièrement depuis la révocation unilatérale de l’autonomie relative de la province en août 2019. La région avait alors été privée de tous les réseaux de communication — téléphone, télévision et internet — un black-out prolongé depuis ; et soumise à un couvre-feu. En juin dernier, RSF dénonçait un nouveau projet de réglementation visant à permettre à l’administration de la province, désormais dirigée depuis Delhi, de « contrôler, a posteriori et a priori, le contenu de toutes les productions journalistiques dans la vallée du Cachemire durant les cinq prochaines années ». Sont visées les « fausses informations » ou contenus « anti-nationaux », à l’appréciation de l’administration… En avril, la photojournaliste cachemirienne Masrat Zahra était déjà poursuivie pour avoir publié des photos sur internet. Une activité jugée « anti-nationale » pour laquelle elle risque sept ans de prison, selon RSF.
La crise du Covid n’a fait qu’aggraver cette tendance liberticide. Ainsi la veille du premier jour du confinement (le 25 mars), le chef du gouvernement indien Narendra Modi a-t-il « personnellement enjoint les propriétaires des vingt plus grands groupes de presse du pays à se limiter à des “récits positifs” sur la gestion de la pandémie et du confinement, et de servir de “lien entre le gouvernement et le peuple” » comme le rapporte RSF. Le 31 mars, le gouvernement a déposé devant la Cour suprême une « demande de censure préalable sur tous les sujets relatifs à la pandémie », finalement rejetée face au tollé. La Cour a néanmoins enjoint les médias à se référer « exclusivement à la version officielle de la situation » pour éviter la diffusion de fausses nouvelles. Les poursuites judiciaires et campagnes de cyberharcèlement et d’appel au meurtre se sont multipliées. RSF publie ainsi le témoignage de la journaliste indépendante Vidya Krishnan, auteure dans le mensuel étatsunien The Atlantic d’un article critiquant la gestion indienne de la crise :
Les menaces de violence physique, de viol et de torture ont été amplifiées par l’insistance avec laquelle le ministère de la Santé à appeler à considérer tout article critique comme « fake news ». De fait, tous les journalistes scientifiques en Inde sont l’objet de cyberharcèlement pour leur couverture jugée « antipatriotique » des événements. Les choses sont devenues un peu plus disproportionnées dans mon cas parce que je suis indienne et que j’ai critiqué le gouvernement indien dans la presse étrangère.
Autre exemple rapporté par Amanda Jacquel dans Politis : le gouverneur de l’état de l’Uttar Pradesh, Yogi Adityanath, proche du pouvoir, a porté plainte contre le média The Wire pour avoir rapporté sa participation à un rassemblement religieux hindou le 25 mars, premier jour de confinement. RSF évoque également la répression des reporters faisant état, sur le terrain, de la situation sanitaire, qui prend la forme d’attaques judiciaires et policières :
Durant la dernière semaine d’avril, ce sont pas moins de six journalistes qui ont été arrêtés par la police de l’État de l’Himachal Pradesh, situé dans le nord-ouest de l’Inde, pour leur couverture des conséquences du confinement.
L’ONG dénombre ainsi plus de vingt journalistes directement menacés pour avoir publié des révélations embarrassantes pour le pouvoir, ou simplement tenté de rendre compte de la situation.
Ce bref aperçu de la situation des médias et journalistes en Inde fait état d’une situation préoccupante. Comme dans de nombreux pays, la mainmise d’une poignée d’oligarques s’est accrue sur le secteur médiatique. Les mélanges des genres et la collusion entre pouvoir politique et médiatique sont particulièrement évidents, certains magnats des médias n’hésitant pas à mener eux-mêmes des campagnes électorales. Une particularité reste la violence à laquelle sont confrontés les journalistes et médias indépendants : qu’il s’agisse des intimidations ou règlements de compte de la part de potentats locaux ou de la répression d’un gouvernement en roue libre, guidé par une idéologie fasciste et une volonté de mise au pas de l’information.
Source : article publié sur le site web Acrimed
https://www.acrimed.org/Les-medias-en-Inde-oligarques-triomphants
Il s’agit du Dainik Jagran, du Hindustan, du Amar Ujala, et du Dainik Bhaskar pour l’hindi ; du Times of India, du Hindustan Times, de The Hindu, et de The Economic Times pour l’anglais. ↩
Bien que mesurées par la Broadcast Audience Research Council (BARC), un organisme géré conjointement par l’industrie (diffuseurs et annonceurs), les données concernant l’audience des chaînes de télévision ne sont pas publiques dans la mesure où elles relèveraient du « secret industriel ». ↩
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