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Le 17 octobre 1961, la fédération de France du Front de libération nationale (FLN) organise une manifestation à Paris. La répression policière est d’une extrême violence : outre l’internement de milliers de manifestants et l’expulsion de centaines d’entre eux, plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’Algériens sont portés disparus — nombre d’entre eux ont été tués et jetés dans la Seine. Comment la presse a-t-elle rendu compte de ce massacre1 ?
À notre connaissance, la meilleure étude publiée à ce jour sur le traitement médiatique du 17-Octobre est due à Mogniss H. Abdallah : dans un article paru dans la revue bimestrielle Hommes & migrations de novembre-décembre 2000, sous le titre « Le 17 octobre 1961 et les médias. De la couverture de l’histoire immédiate au “travail de mémoire” ».2 Notre contribution doit être comprise comme une incitation à lire cet article de référence.
L’auteur examine ce traitement médiatique jusqu’en 2000. Mais qu’a-t-on pu lire dans la presse dans les quelques jours qui ont suivi ?
« La presse populaire de droite, écrit Mogniss H. Abdalllah, à l’instar du Parisien libéré, de L’Aurore ou de Paris-Jour, reprend la version de la préfecture de police. Elle évoque de “violentes manifestations nord-africaines”, emmenées par des “meneurs” et des “tueurs”, “déferlant vers le centre de la ville” […] ».
Voici, par exemple, la « une » du Parisien libéré du 18 octobre, qui attribue les violences aux manifestants :
Et en pages intérieures, on peut lire en tête de la page consacrée à la manifestation, cet encadré (extrait) qui résume le journalisme dont il s’agit :
« Paris et sa proche banlieue ont vécu, hier soir, par endroits, de véritables scènes d’émeute. Les travailleurs nord-africains entendaient protester contre les conseils de la préfecture de police les invitant à rester chez eux le soir et à ne pas circuler en groupes. Ces mesures, on le sait, n’avaient pour but que de faciliter la lutte antiterroriste. Mais meneurs et tueurs avaient là une trop belle occasion de se manifester et ils ne s’en privèrent pas. Entraînant à leur suite quinze mille Nord-Africains, parfois même avec femmes et enfants, ils déferlèrent vers le centre de la capitale en multipliant les exactions et les cris hostiles. »
Le 19 octobre, Le Parisien libéré « explique » ainsi les manifestations, et en particulier la manifestation de femmes et d’enfants qui s’est déroulée la veille.
Le Figaro, de son côté, commence par s’en tenir à une version progouvernementale, en attribuant la violence aux « musulmans algériens ». À la « une », le 18 octobre…
Mais, dans les jours suivants, Le Figaro (même Le Figaro…) ne peut dissimuler totalement la vérité. Ainsi, relève Mogniss H. Abdallah, « Le Figaro du 23 octobre se départit quant à lui de son soutien initial à la police pour dénoncer des “scènes de violence à froid” dans les centres d’internement, au Palais des sports ou au stade de Coubertin ».
À France-Soir, qui est alors un grand quotidien populaire qui affecte de n’épouser aucun parti pris, on commence, là aussi, par avaliser la version policière et renvoyer dos à dos « les extrémistes de l’OAS et du FLN »…
Comme on peut le voir dans ce commentaire de page intérieure (extrait) :
« En fin de compte, les manifestations parisiennes d’hier, et les raisons qui les ont provoquées, risquent de servir les extrémistes des deux camps.Pour le général de Gaulle, alors que l’O.A.S. multiplie ses provocations et que le F.L.N. étend le théâtre de la violence, le chemin est très étroit qui, pour mener à un règlement, doit éviter les écueils dressés par ses adversaires et, parfois, par des serviteurs trop zélés. »
Mais, au fil des jours, France-Soir recueille également des témoignages sur l’ampleur et la violence de la répression.
La presse de gauche sera plus audacieuse. Certes, elle commence par afficher une certaine prudence, qu’elle attribue, non sans raison, à la censure, comme le fait L’Humanité le 18 octobre, ainsi qu’on peut le lire dans cet encadré de page intérieure (extrait) :
« En plusieurs endroits, les policiers et les CRS ont chargé et tiré. Il y a des morts. Aux dernières heures de la nuit, les dépêches en annonçaient deux. Le nombre est certainement plus élevé. Il y a eu de très nombreux blessés.Quant aux arrestations, elles se chiffrent par milliers.
Sur ce qu’a été cette tragique soirée d’hier soir, nous ne pouvons tout dire. La censure gaulliste est là. Et L’Humanité tient à éviter la saisie pour que les lecteurs soient, en tout état de cause, informés de l’essentiel. Mais les notes ci-dessous, rassemblées par nos rédacteurs et nos correspondants qui l’ont vue, disent dans ses grandes lignes ce qu’a été la manifestation des travailleurs algériens à Paris. »
Les jours suivants, en dépit de cette compréhensible prudence,3 dans l’ensemble de la presse que l’on peut classer à gauche le ton change et les informations filtrent.
Changement de ton, avec, par exemple, cette « une » de Libération (il s’agit du quotidien issu de la Résistance…), le 20 octobre (extrait) :
Comme le relève encore Mogniss H. Abdallah, « Libération, Témoignage chrétien ou France Observateur publient sous la forme interrogative “est-il vrai que… ?” ou “y a-t-il eu… ?” de multiples informations sur les exactions policières et leur caractère systématique (hommes frappés et jetés à la Seine ou retrouvés pendus dans les bois, décompte du nombre des morts et des disparus qui discrédite le bilan officiel faisant état de 3 morts et 55 blessés…). “Si tout cela est exact, et nous avons de bonnes raisons de le croire, qui sont les auteurs de ces crimes ?” demande Libération du 19 octobre 1961 ».
Pendant toute la semaine qui suit, les témoignages s’accumulent et convergent. Et le 27 octobre, bien que la grève des cheminots fasse leur principal titre de « une », L’Humanité et Libération interrogent ou, plutôt, interpellent, sur la base de nouveaux témoignages.
Ainsi, L’Humanité :
Même question, le même jour, dans Libération, qui invoque des témoignages convergents dans cet encadré (extrait) :
« Le dossier de la répression s’alourdit un peu plus chaque jour. Il y a aujourd’hui cette longue série de témoignages publiés par L’Express, France-Soir et Libération. Il y a également ces six cadavres d’Algériens retirés de la Seine depuis le début de la semaine. Il y a ces deux nouveaux corps découverts à Clichy-sous-Bois. Il y a le silence qui continue à entourer les circonstances de ces assassinats, tous commis dans les mêmes conditions.Il y a tous les autres faits révélés ces derniers jours et qui forment maintenant une liste imposante. Des dizaines d’Algériens auraient été jetés dans la Seine ; des questions précises ont été posées à ce […] »
Enfin, des photos d’Élie Kagan (1928-1999), prises lors de manifestation du 17 octobre sont publiées par Témoignage chrétien : elles sont accablantes.
Pourtant, comme le souligne Mogniss H. Abdallah, c’est surtout aux « intellectuels-journalistes » (comme Paul Thibaud ou Claude Bourdet) et aux « petits médias » que l’on doit, dès 1961, le combat le plus acharné pour la vérité : outre les exactions en tous genres, c’est un véritable massacre qui a été perpétré :
« Les “petits” médias, dont la revue Les Temps modernes, les journaux Témoignages et documents ou Vérité-Liberté, ou encore la maison d’édition François Maspero, publient de multiples documents qui permettront de faire une synthèse sans concession des événements du 17 octobre 1961. Droit et liberté, journal du Mrap, fournit des informations sur d’autres pogroms ailleurs en France (Metz, Nancy). Côté images, le biologiste Jacques Panijel va entreprendre une enquête caméra au poing qui donnera le film “Octobre à Paris”. Beaucoup de ces publications vont être saisies, le film sera interdit, mais paradoxalement, leur contenu diffusé “sous le manteau” va marquer toute une génération, ce qui ne semble pas le cas de la grande presse et son information éphémère, volatile. »
Mais, en ce mois d’octobre 1961, aucune mobilisation de solidarité ne sera suscitée. Il n’en ira pas de même, quelques mois plus tard, à la suite de la tuerie du 8 février 1962 au métro Charonne. Pis : la mémoire collective et la commémoration de cette tuerie ont longtemps occulté le combat pour la vérité et la reconnaissance du massacre du 17 octobre 1961. Ce combat, qui est d’abord un combat pour l’information, n’est pas fini.
Source : article publié sur le site web Acrimed
https://www.acrimed.org/Il-y-a-56-ans-les-medias-et-le-massacre-du-17
Cet article a été publié sur notre site le 17 octobre 2011, sous le titre « Il y a cinquante ans, les médias et le massacre du 17 octobre 1961 ». (note d’Acrimed, 18 octobre 2016) ↩
Mogniss H. Abdallah, « Le 17 octobre 1961 et les médias. De la couverture de l’histoire immédiate au “travail de mémoire” », revue Hommes & migrations. Article issu du no 1 228, novembre-décembre 2000 : L’héritage colonial, un trou de mémoire. Une version en PDF est disponible sur le site de la revue « Hommes & migrations ». L’article peut également être consulté sur le site « Nouveau millénaire. Défis libertaires ». ↩
Dont on peut penser qu’elle n’est pas dénuée de toute arrière-pensée politique. ↩
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