Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais |
« Si vous parlez à un Américain ordinaire ou, d’après mon expérience, à un Israélien moyen, ils ne savent rien de qui sont les Palestiniens. Ils ne savent pas d’où ils viennent, ils ne savent pas comment ils vivent, ce qu’ils croient, et ils ne veulent pas le savoir. Pas vrai ? Parce que cela ne fait que compliquer les choses […] »
(Sam Biagetti, historien)
Le mois dernier, le New York Times a mené une série d’entretiens avec un certain nombre de familles juives américaines sur la manière dont elles ont géré ce que le journal appelle un « fossé générationnel par rapport à Israël ».
Le Times note une tendance qui se développe depuis longtemps : les jeunes Juifs américains deviennent nettement plus critiques — voire carrément hostiles — à l’égard d’Israël que leurs aînés. L’article s’intéresse à « plus d’une douzaine de jeunes gens […] [qui] ont dit se sentir éloignés de la version de l’identité juive avec laquelle ils ont été élevés et qui était souvent ancrée dans une éducation pro-israélienne ».
Louisa Kornblatt est l’une de ces personnes. Fille de parents juifs libéraux, elle a grandi en subissant les cruautés de l’antisémitisme dans la banlieue du New Jersey. Sa grand-mère « avait fui l’Autriche en 1938, au moment où les nazis prenaient le pouvoir ». En partie à cause de cet héritage, Louisa Kornblatt, lorsqu’elle était enfant, « partageait la conviction de ses parents que la sécurité du peuple juif dépendait d’un État juif ».
Cependant, son point de vue a commencé à changer lorsqu’elle a commencé à suivre un programme d’études supérieures en travail social à l’Université de Californie, à Berkeley, en 2017. Tel qu’elle s’en souvient, « ses camarades de classe et ses amis ont remis en question sa façon de penser », certains lui disant qu’elle était « du mauvais côté de l’histoire ».
Pendant ses études supérieures, « elle a lu Audre Lorde, Mariame Kaba, Ruth Wilson Gilmore et d’autres penseuses féministes noires » qui l’ont amenée à revoir ses idées reçues. Finalement, « Kornblatt en est venue à penser que ses liens émotionnels avec l’État juif minaient sa vision de la “libération collective” ».
« Au cours de l’année écoulée, elle s’est de plus en plus impliquée dans l’activisme pro-palestinien, notamment par l’intermédiaire de Jewish Voice for Peace, un groupe antisioniste, et du mouvement If Not Now. » Elle va même jusqu’à affirmer : « Je ne pense pas que l’État d’Israël aurait dû être créé », car « il repose sur l’idée d’une suprématie juive. Et je ne suis pas d’accord avec ça ».
Ont également été interviewés les parents de Jackson Schwartz, un étudiant en dernière année à l’université de Columbia et dont l’éducation a considérablement modifié sa vision d’Israël :
« Les parents de M. Schwartz […] disent qu’ils l’écoutent avec un esprit ouvert lorsqu’il leur parle des documentaires qu’il a vus ou des choses qu’il a apprises de professeurs comme Rashid Khalidi, un éminent intellectuel palestinien qui est professeur d’études arabes modernes à Columbia. Dan Schwartz a déclaré que son fils l’avait aidé à comprendre le point de vue palestinien sur la création d’Israël, laquelle s’est accompagnée d’un énorme déplacement de population que les Palestiniens appellent la Nakba, mot arabe signifiant “catastrophe” ».
« Ce n’est que lorsque Jackson est allé à Columbia et a suivi des cours que j’ai entendu le mot “Nakba” », a déclaré Dan Schwartz.
Ces entretiens sont extrêmement instructifs pour deux raisons. D’une part, ils démontrent très clairement pourquoi les centres de pouvoir sont si critiques à l’égard de l’enseignement supérieur, en particulier dans le domaine des sciences humaines : ils craignent que les jeunes puissent — horreur des horreurs — apprendre quelque chose, en particulier quelque chose qui remette en question le statu quo.
La culture américaine regorge d’accusations de parents selon lesquelles leurs enfants sont allés à l’université pour y être « endoctrinés ». Mais, dans ces cas pécis, c’est le contraire qui s’est produit : loin de subir un lavage de cerveau, les enfants ont lu des livres et appris l’histoire, et ont été contraints de réfléchir sérieusement à leurs implications. En d’autres termes, l’enseignement supérieur a fait exactement ce qu’il est censé faire : forcer les étudiants à rencontrer des penseurs qu’ils n’auraient jamais connus autrement et à s’engager dans des perspectives qu’ils n’auraient jamais eues autrement.
En réalité, la plupart des parents (et certainement les médias) qui se plaignent de l’endoctrinement s’inquiètent en fait de l’éducation, c’est-à-dire du fait que leurs enfants développeront une vision plus nuancée, plus critique et plus informée du monde après avoir été confrontés à des points de vue peu familiers. Ces aînés mécontents ne voient pas les choses de cette façon, bien sûr, en grande partie parce qu’ils ne se sont jamais débarrassés de la propagande de leur jeunesse. En fait, ils ne sont probablement même pas capables de le percevoir comme tel. Mais, c’est bien de cela qu’il s’agit.
Les interviews tirées de l’article du New York Times démontrent, d’autre part, ce à quoi Sam Biagetti fait référence dans la citation qui figure en tête du présent article : le phénomène des Américains plus âgés qui affirment leur attachement à Israël (et vraisemblablement leur connaissance de ce pays), mais qui font preuve d’une ignorance agressive — non, fanatique — de l’histoire de base d’Israël et du Moyen-Orient.
Le fait que Dan Schwartz n’ait jamais entendu parler de la Nakba avant que son fils ne l’apprenne par Rashid Khalidi en dit long sur la manière dont on « enseigne » Israël aux jeunes dans ce pays, ainsi que sur ce que leurs parents « savent » réellement à ce sujet. C’est l’équivalent d’un père allemand professant un attachement farouche à l’État-nation allemand, mais n’entendant jamais le mot « Holocauste » jusqu’à ce que son enfant lui en parle après avoir appris l’histoire auprès d’un professeur juif.
Le nouveau documentaire Israelism [Israélisme, néologisme (NdT)] explore la question de jeunes Juifs élevés dans le réflexe de s’identifier à Israël et de le considérer comme un « Disneyland juif », mais qui ont changé d’avis (et de comportement) lorsqu’ils ont été confrontés aux réalités brutales de l’occupation israélienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza.
Jetant un regard sur l’endoctrinement trop souvent ignoré concernant Israël et qui a lieu dans de nombreuses écoles juives, il s’agit d’un film puissant sur la manière dont les jeunes commencent à se déconditionner, et sur la voie qu’ils empruntent à partir de là.
Réalisé par Erin Axelman et Sam Eilertsen, qui en sont à leur première œuvre cinématographique, Israelism suit principalement deux personnes dont les expériences reflètent celles des cinéastes.
Le premier protagoniste, Eitan (dont le nom de famille n’est jamais révélé), a grandi dans un foyer juif conservateur à Atlanta. Typique d’une telle éducation, il a été imprégné par les relations publiques pro-israéliennes.
Il raconte qu’« Israël était au centre de tout ce que nous faisions à l’école ». Son lycée envoyait régulièrement des délégations aux conférences de l’AIPAC (l’American Israel Public Affairs Committee, également connu comme le « lobby d’Israël »).
En dehors de l’école, les relations publiques se poursuivent. Il relate sa participation à un camp d’été juif où, chaque année, le personnel comprenait un groupe de conseillers israéliens venus « pour rapprocher les juifs américains de la culture israélienne ».
Les enfants jouaient notamment à des jeux conçus pour simuler la vie dans l’armée israélienne, y compris en utilisant de véritables ordres militaires israéliens.
Le film intercale des interviews de ses protagonistes avec celles de personnalités qui promeuvent ces relations publiques israéliennes.
Par exemple, le rabbin Bennett Miller, alors président national de l’Association of Reform Zionists of America, demande en riant : « Est-ce que [mon] fidèle lambda comprend que je lui enseigne à devenir sioniste ? Probablement pas, mais cela fait partie de ma folie, pour ainsi dire. »
Enthousiasmé par ce qu’il considérait comme la gloire du service militaire, Eitan a annoncé à ses parents qu’il allait s’engager dans l’armée israélienne plutôt que d’aller à l’université. Il a toujours considéré Israël comme « mon pays » et a appris, lors de ses nombreuses visites durant son enfance, qu’il s’intégrait mieux en Israël qu’aux États-Unis.
Au cours de sa formation de base au sein de Tsahal,1 il a reçu un entraînement de « mitrailleur lourd » [sic] mettant l’accent sur la guerre en milieu urbain. Après sept mois de formation, il a été déployé en Cisjordanie. Sa vie au sein de l’armée consistait à gérer les différents checkpoints (postes/points de contrôle) qui constituent le système d’apartheid, ainsi qu’à patrouiller à pied dans les villages palestiniens, en tenue complète et avec un gilet pare-balles. Il raconte que la mission de son unité était de faire en sorte que l’on ressente la présence des soldats, afin de « leur faire savoir que nous les observons ».
Sa rencontre avec l’occupation l’a changé à jamais. « Même si Israël était au cœur de tout ce que nous faisions à l’école », se souvient-il, « nous n’avons jamais vraiment parlé des Palestiniens. On nous expliquait qu’Israël n’était qu’un terrain vague à l’arrivée des Juifs. On nous disait qu’il y avait des Arabes, mais qu’il n’y avait pas de peuple organisé et qu’ils avaient maltraité la terre. Oui, il y a des Palestiniens, [mais] ils veulent tous nous tuer […] ». En outre, « on nous a toujours présenté les Arabes comme ne connaissant que le terrorisme ».
Son rôle d’occupant lui a fait voir les choses différemment. Il a vu des soldats de Tsahal maltraiter inutilement des captifs qui avaient les yeux bandés et étaient menottés, jetés au sol, frappés à coups de pied et battus. Il se désespère de n’avoir « même pas parlé », ce qu’il a visiblement encore du mal à accepter. Et il ajoute : « Ce n’est qu’une des nombreuses histoires que j’ai vécues en Cisjordanie. Il m’a fallu de nombreuses années pour accepter le rôle que j’avais joué. Ce n’est qu’après avoir quitté l’armée que j’ai commencé à réaliser que ce que j’avais fait [jour après jour], en travaillant aux checkpoints, en patrouillant dans les villages… c’était en soi immoral. »
Après de grandes difficultés, Eitan a commencé à parler publiquement de son vécu, bien qu’il note que cela a pris beaucoup de temps et que lors de sa première tentative, il n’a pas été en mesure de le faire sans pleurer abondamment. Depuis, il s’est amélioré et continue de poursuivre ce travail nécessaire.
Simone Zimmerman est la deuxième protagoniste d’Israelism. Son grand-père s’est installé en Israël ; lui et ses proches ont été parmi les seuls membres de la famille à avoir échappé à l’Holocauste. Zimmerman a elle-même été élevée dans un foyer résolument pro-israélien, fréquentant l’école hébraïque de la maternelle au lycée. Pendant ses études secondaires, elle a vécu en Israël pendant un certain temps dans le cadre d’un programme d’échange, qui n’était qu’une de ses nombreuses visites.
Lors de ces séjours organisés en Israël, elle et ses amis s’habillaient régulièrement avec des uniformes de Tsahal et faisaient semblant d’en faire partie. Elle a participé à des groupes de jeunes juifs et à des camps d’été qui, comme pour Eitan, l’ont plongée dans un régime régulier de propagande pro-israélienne. Résumant l’expérience de son enfance, Zimmerman explique qu’« Israël était considéré comme un élément essentiel de l’identité juive. Donc, on faisait des prières et on faisait Israël ».
Comme Eitan, elle connaissait bien l’AIPAC : « L’AIPAC, c’est ce qu’on fait. Aller à la conférence de l’AIPAC est en quelque sorte considéré comme un événement communautaire. » Il n’est peut-être pas si surprenant que près de 10 % des élèves de sa classe de terminale aient fini par s’enrôler dans l’armée israélienne, et que nombre de ses amis des camps d’été et des groupes de jeunes aient fait de même. C’est là le pouvoir d’une propagande efficace inculquée dès le plus jeune âge, observe Zimmerman. « L’endoctrinement est si fort qu’il est presque difficile d’en parler. Cela fait mal au cœur. »
Israelism contient des scènes de cet endoctrinement en action dans les écoles hébraïques.
Les images où l’on voit des enseignants demander avec enthousiasme à des classes de jeunes enfants « Voulez-vous aussi aller en Israël ? » et les enfants répondre en criant « OUI !!! » rappellent les types d’endoctrinement religieux, tout aussi nauséabonds, rendus célèbres à une époque antérieure par des films tels que Jesus Camp.
Certaines de ces scènes peuvent être aperçues dans la bande-annonce du film. Des étudiants plus âgés lisent des exemplaires du livre d’Alan Dershowitz, The Case for Israel (Le droit d’Israël), connu pour avoir été démasqué comme une fraude par Norman Finkelstein, il y a des années. Zimmerman elle-même regarde ses vieilles copies scolaires et ses projets artistiques du temps où elle était à l’école primaire, qui tournaient tous d’une manière ou d’une autre autour de l’État d’Israël.
Outre l’enrôlement dans l’armée, on avait dit à Zimmerman que l’autre grand moyen d’être « un bon partisan du peuple juif » était de devenir un « défenseur d’Israël ». C’est en choisissant cette dernière voie que Zimmerman s’est impliquée dans Hillel, la plus grande organisation juive de campus au monde, lorsqu’elle a commencé à fréquenter l’université de Californie à Berkeley. Hillel a également travaillé très dur pour lui inculquer des convictions pro-israéliennes. Zimmerman raconte qu’elle a été formée à réfuter les « mensonges » que les autres disaient à propos d’Israël.
Le film explore la nature du travail de Hillel, qui encourage l’activisme pro-israélien sur les campus universitaires du pays. Tom Barkan, ancien soldat de Tsahal et « boursier d’Israël » au sein de la section Hillel de l’université du Connecticut, déclare : « Nommez une université américaine, nous y avons probablement une personne qui s’y trouve. » La mission de Barkan est de transformer les étudiants juifs en défenseurs d’Israël ou en recrues militaires. Bien qu’il prévienne les étudiants enthousiastes qu’il ne sera pas facile de s’engager dans l’armée israélienne, il leur dit avec nostalgie qu’il s’agira de « l’expérience la plus significative que vous aurez jamais vécue ».
Jacqui Schulefand, ancienne enseignante dans une école juive, travaille avec Barkan en tant que directrice de l’Engagement et des programmes de la branche Hillel de l’université du Connecticut. Son amour pour l’État d’Israël est indissociable de son identité juive, ce qu’elle explique fièrement : « Peut-on séparer Israël et le judaïsme ? Je ne sais pas, je ne peux pas. Vous savez, je pense que certaines personnes le peuvent. Pour moi, c’est la même chose. Oui ! On ne peut pas les séparer. Israël est le judaïsme et le judaïsme est Israël. C’est ce que je suis, c’est mon identité. Et je pense que toutes les choses que j’ai vécues au cours de ma vie ont fusionné là-dedans, comme s’il n’y avait jamais eu, vous savez, de division pour moi. »
Schulefand décrit l’enrôlement dans les forces armées israéliennes comme « le plus beau cadeau que l’on puisse faire » et note que « plusieurs de nos anciens élèves ont rejoint Tsahal — c’est incroyable ! ». Mais, son attitude change et elle devient aigrie lorsqu’on l’interroge sur les critiques formulées à l’encontre du pays. Sur un ton mêlant l’incompréhension et une pointe de dégoût, elle déplore que « d’une certaine manière, “pro-palestinien” est devenu “pro-justice sociale” ».
C’est ce genre de réseau de défense pro-israélien qui a formé Simone Zimmerman et d’autres étudiants pour s’opposer à ce qu’ils percevaient comme des activités « antisémites », telles que la législation du gouvernement étudiant en faveur de certaines mesures critiques à l’égard d’Israël, comme le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (Boycott Divestment and Sanctions / BDS) contre l’occupation israélienne.
Pour se préparer à de telles confrontations, elle a reçu des points de discussion qui lui indiquaient quoi dire : accuser les critiques d’être antisémites, d’avoir deux poids, deux mesures, de faire en sorte que les étudiants juifs ne se sentent pas en sécurité, etc. Décrivant ses sentiments à l’égard de BDS et de la cause palestinienne à l’époque, Zimmerman déclare : « Je savais simplement qu’il s’agissait d’une mauvaise chose que je devais combattre. » Elle se souvient d’avoir littéralement lu ses fiches lorsqu’il s’agissait pour elle de plaider la cause d’Israël.
Cependant, un tel travail l’a inévitablement mise en contact avec des personnes qui remettaient en cause son point de vue. Elle a été confrontée à des termes comme apartheid, nettoyage ethnique et occupation illégale. « Je pensais en savoir beaucoup sur Israël, mais je ne savais pas vraiment de quoi les gens parlaient lorsqu’ils évoquaient toutes ces choses. »
En grandissant, elle n’a pratiquement rien appris sur les Palestiniens, tout comme Eitan : « L’idée qu’il y avait des habitants autochtones qui vivaient là [lorsque les colons ont commencé à arriver] ne faisait même pas partie de mon cadre de référence. »2 Dans la mesure où son éducation lui a donné une idée de ce qu’est un Palestinien, c’est quelqu’un « qui tue des Juifs ou veut tuer des Juifs ». Mais, elle avait maintenant affaire à de véritables étudiants palestiniens et à leurs alliés non palestiniens qui lui disaient des choses qu’elle trouvait alarmantes.
Elle est retournée à Hillel, gênée par le fait qu’elle et les autres militants pro-israéliens ne parvenaient pas à réfuter les informations auxquelles ils avaient été confrontés. Lorsqu’elle a demandé quelles étaient les réponses appropriées aux critiques spécifiques adressées à Israël — autres que de crier « deux poids, deux mesures » ou « antisémite », — personne ne lui en a donné. « Cela m’a vraiment troublée. » Elle a été sidérée de constater qu’« il y a ces gens appelés Palestiniens qui pensent qu’Israël exerce tout ce pouvoir sur leur vie et qu’ils n’ont pas de droits, qu’ils n’ont pas d’eau. Qu’est-ce que c’est que ça ? Comment dois-je y répondre ? ». « Comment se fait-il que je sois ce que la communauté juive a de mieux à offrir — j’ai participé à toutes les formations, à tous les camps d’été — et que je ne sache pas ce que sont les colonies, ni ce qu’est l’occupation ? »
Cette angoisse a conduit Zimmerman à voir l’occupation de ses propres yeux, l’été suivant sa première année d’études. C’était la première fois qu’elle franchissait la ligne de démarcation en Cisjordanie. Le film détaille de manière émouvante les expériences qu’elle y a vécues. Elle a écouté des familles palestiniennes décrire des cas courants de passages à tabac par les forces israéliennes et les dures réalités de la vie sous le régime militaire.
Elle se lie d’amitié avec Sami Awad, directeur exécutif du Holy Land Trust, qui s’efforce de faire visiter le territoire aux Américains. Citoyen américain né aux États-Unis, Awad décrit ses rencontres avec de jeunes Américains qui ont rejoint Tsahal, des gens « qui viennent de s’installer ici pour faire partie d’une armée et jouer aux cow-boys et aux Indiens ». Il fait remarquer l’absurdité du fait que « quelqu’un […] vient ici de New York ou de Chicago et [prétend] que cette terre est la sienne ».
La famille d’Awad est originaire de Jérusalem. Son grand-père a été abattu par un sniper israélien en 1948, et le reste de la famille a été expulsé par les forces israéliennes peu après, lors de la Nakba. Ils n’ont jamais été autorisés à rentrer chez eux et vivent depuis sous occupation. Néanmoins, Awad est une personne extraordinairement empathique, qui a fait carrière en essayant d’enseigner aux Occidentaux ce qu’est la vie en Cisjordanie, dans l’espoir qu’ils utilisent ce qu’ils apprennent pour susciter un changement positif. Il raconte avoir visité Auschwitz et affirme que cette expérience lui a permis de comprendre les « traumatismes hérités » et la manière dont ils façonnent le conflit aujourd’hui. Dans le film, il se montre optimiste :
« Je crois vraiment qu’il y a une prise de conscience au sein de la communauté juive américaine […]. Des Juifs américains qui viennent ici, qui nous écoutent, qui nous entendent, qui voient notre humanité et qui comprennent que nous ne sommes pas simplement assis dans des bunkers en train de planifier la prochaine attaque contre les Israéliens, que nous avons le désir de vivre en paix, d’avoir notre liberté, de marcher dans nos rues, de manger dans nos restaurants, et comme nous… je veux dire que c’est fou que je doive dire ça, que nous sommes de vrais êtres humains qui veulent juste survivre et vivre, comme toutes les autres personnes dans ce monde. »
Zimmerman rencontre également Baha Hilo, un anglophone qui travaille comme guide touristique pour To Be There, un autre groupe qui aide les gens à comprendre la réalité qu’Israël impose en Cisjordanie. La famille de Hilo a été expulsée de Jaffa en 1948 lors de la Nakba. Ils ont été contraints de s’installer à Bethléem, croyant malheureusement qu’ils pourraient un jour retourner chez eux.
Hilo parle de sa frustration de voir les Israéliens vivre sous le régime du droit civil, alors que les Palestiniens comme lui doivent vivre sous le régime humiliant du droit militaire de l’occupation : « Lorsqu’un Américain se rend en Cisjordanie, il a plus de droits que je n’en ai eus toute ma vie ! » Le film prend soin de noter que les Américains jouent un rôle majeur dans ces réalités : « Sur les quelque 450 000 colons israéliens [illégaux] qui vivent en Cisjordanie occupée, 60 000 sont des Juifs américains. » Certains lecteurs se souviennent sûrement de la fameuse vidéo virale d’un Israélien nommé Yakub, qui vole sans vergogne des maisons palestiniennes tout en faisant preuve d’une stupéfiante suffisance.
Hilo déplore que, « depuis le jour de votre naissance, vous [viviez] jour après jour sans connaître un seul jour de liberté ». Son étonnement face à l’audace des Israéliens, en particulier de ceux qui sont également Américains, reflète celui d’Awad : « Qu’est-ce qui pousse un jeune Américain de 18 ans, qui a bénéficié d’un voyage gratuit de dix jours en Palestine, à venir sacrifier sa vie ? Pourquoi un étranger penserait-il qu’il est normal d’avoir des droits supérieurs à ceux de la population indigène ? Parce que quelqu’un leur a dit que c’était [leur] maison. »
Bien qu’heureuse de se faire de tels amis, Zimmerman déclare néanmoins à propos de son séjour : « Je ne pense pas que je réalisais à quel point ce que j’allais voir sur le terrain allait vraiment me choquer et m’horrifier. » Cette expérience change souvent les gens. La cinéaste Rebecca Pierce est interviewée sur ses propres visites en Cisjordanie, et sa réaction rejoint celle de Zimmerman. Pierce avait toujours été opposée à l’utilisation du mot « apartheid », mais, une fois qu’elle a vu la réalité de la situation, elle a immédiatement changé d’avis.
Le protagoniste de With God on Our Side (Avec Dieu à nos côtés, un documentaire de 2010 critiquant le sionisme chrétien), un jeune homme nommé Christopher, a eu une réaction similaire, notamment face au comportement des colons israéliens dont il a été témoin. Chaque année, un groupe d’entre eux converge vers la partie arabe de la vieille ville de Jérusalem pour célébrer la prise de Jérusalem-Est par Israël en 1967. Christopher a assisté aux festivités qui ont vu une foule massive de colons enveloppés dans des drapeaux israéliens et criant « mort aux Arabes », à plusieurs reprises tout en dansant dans les rues.
Un grand groupe a identifié un journaliste arabe, l’a entouré, s’est mis à chanter après lui et à lui faire un doigt d’honneur, au point qu’il a fallu appeler la police. Christopher a été visiblement choqué par tout cela et a déclaré avec morosité qu’il avait « honte d’être là ». Ce même type de célébration se retrouve également dans Israelism, et les chants israéliens sont toujours aussi dérangés : « Un Arabe est un fils de pute ! un Juif est une âme précieuse ! », « Mort aux gauchistes ! ».
L’expérience de Zimmerman l’a amenée à devenir cofondatrice du mouvement If Not Now, une organisation juive populaire qui œuvre pour mettre fin au soutien des États-Unis à Israël. Le mouvement s’est engagé dans un activisme visant l’ADL (plus d’informations à ce sujet dans un moment), l’AIPAC, le siège de Birthright Israel et d’autres organisations qui contribuent directement à la perpétuation de l’occupation israélienne. « Nous avons décidé de porter le point critique du soutien des Américains juifs à Israël devant les portes des institutions juives pour forcer la discussion en public », explique Zimmerman.
Israelism contient des scènes puissantes de jeunes juifs qui s’engagent dans ce travail. Nombre d’entre eux viennent de milieux similaires à ceux d’Eitan et de Simone. Prenons l’exemple d’Avner Gvaryahu. Né et élevé en Israël, il s’est également engagé dans l’armée israélienne. Son expérience du combat l’a finalement opposé à l’occupation. Tout au long de sa vie en Israël, il n’avait jamais pénétré dans des demeures palestiniennes, mais on lui confiait maintenant la tâche de « faire irruption dans l’une d’elles, au milieu de la nuit ».
À la fin de son service, il avait de façon routinière pris possession de maisons palestiniennes et les avait utilisées comme installations militaires. Aucun mandat n’était nécessaire et les familles qui vivaient là n’étaient jamais prévenues. Il se souvient « avec honte » de la violence dont il a souvent fait preuve à l’égard des habitants dans de telles situations. Gvaryahu est aujourd’hui directeur exécutif de Breaking the Silence, une organisation d’anciens combattants de Tsahal engagés en faveur de la paix.
« Il y a beaucoup de jeunes juifs qui voient un establishment juif qui est raciste, qui est nationaliste », explique Zimmerman. Jeremy Ben-Ami, président de J Street, partage cet avis. « Ils sont vraiment, vraiment en colère contre la façon dont ils ont été éduqués et endoctrinés sur ces questions, et ils ont raison de l’être. »
Ces personnes reçoivent souvent beaucoup de haine de la part de leur propre communauté (Zimmerman déclare : « Le mot que j’entendais souvent était “Juif qui se déteste”. Comme si la seule façon pour un juif de se préoccuper de l’humanité des Palestiniens est de se haïr lui-même. ») ; mais, le nombre de ces personnes courageuses augmente, et il faut espérer que cela continuera. Israelism est sorti quelques mois avant les attaques terroristes du 7 octobre et la réponse génocidaire d’Israël, des événements qui rendent le film opportun et important.
Depuis le 7 octobre, nous avons assisté à un retour en force d’un grand nombre de tactiques et de points de vue utilisés pour justifier les crimes d’Israël décrits dans le film. Au premier rang de cette rhétorique figure l’affirmation, désormais omniprésente, selon laquelle dénoncer les atrocités commises par Israël est en quelque sorte antisémite.
Zimmerman s’inquiète du fait que « tant de prétendus leaders de notre communauté ont essayé d’assimiler l’idée même des droits des Palestiniens à de l’antisémitisme ».
Cela ne s’applique mieux à personne d’autre qu’à Abraham « Abe » Foxman qui, jusqu’à sa récente retraite, a longtemps dirigé l’Anti-Defamation League (ADL / Ligue anti-diffamation), une organisation qui se fait passer pour un groupe de défense des droits civiques, mais qui est en réalité une entité gouvernementale pro-israélienne qui cherche depuis longtemps à redéfinir l’antisémitisme pour y inclure les « critiques à l’égard d’Israël ».
Ces efforts ont porté leurs fruits : « L’administration Trump a publié un décret adoptant » cette définition de l’antisémitisme « dans le cadre de l’application de la loi fédérale sur les droits civiques », note Michelle Goldberg dans le New York Times. Foxman déclare dans le film que « cela me fait mal qu’un enfant juif se lève et dise “justice pour les Palestiniens” et [ne dise pas] “justice pour les Israéliens” ; cela me perturbe, me fait mal, me préoccupe. Cela signifie que nous avons échoué. Nous n’avons pas réussi à éduquer, à expliquer, etc. ». De nombreux partisans d’Israël semblent partager l’horreur de Foxman quant au fait que les Juifs se soucient parfois du bien-être d’autres personnes qu’eux-mêmes.
Israelism explore cet amalgame délibéré entre antisémitisme et antisionisme. Sarah Anne Minkin, de la Foundation for Middle East Peace (Fondation pour la paix au Moyen-Orient), est profondément troublée par le fait que « la façon dont nous parlons de l’antisémitisme ne consiste pas à protéger les Juifs, mais à protéger Israël. Quel danger cela représente-t-il en cette période de montée de l’antisémitisme ? ».
En effet, le film contient des images du tristement célèbre rassemblement « Unite the Right », au cours duquel des hordes de suprémacistes blancs ont défilé à Charlottesville, en Virginie, avec des torches, en criant « Les Juifs ne nous remplaceront pas ! » encore et encore ; le film contient également des images d’actualité des suites de la fusillade de masse dans la synagogue Tree of Life.
L’une des principales tâches des propagandistes israéliens a été de faire l’amalgame entre ces actes et le sentiment antisioniste. Le véritable antisémitisme de Charlottesville est (évidemment) un produit de l’extrême droite : rappelez-vous lorsque le président Donald Trump a fait référence à « des gens très bien des deux côtés » de cet incident, un clin d’œil sans équivoque à ces groupes fascistes.
Les membres de ces groupes, qui dessinent des croix gammées sur les maisons juives, ne sont pas les mêmes que les militants pacifistes qui défilent pour mettre fin à l’occupation israélienne. Cela ne devrait pas être difficile à comprendre. Mais, la machine de relations publiques d’Israël a fait un travail remarquable pour embrouiller des personnes, par ailleurs intelligentes, sur cette question.
Le film cite également Ted Cruz, qui, comme Trump, prend régulièrement la parole lors des manifestations de l’AIPAC et qui, comme de nombreux républicains, adapte sa rhétorique politique pour plaire aux réactionnaires qui nourrissent des sentiments véritablement antisémites. Cela ne l’empêche pas d’avoir l’audace de qualifier d’antisémites les critiques à l’égard d’Israël, en insistant sans vergogne sur le fait que « la gauche a une longue histoire d’antisémitisme ».
La droite américaine n’a pas ménagé ses efforts ces derniers temps pour tenter de convaincre les personnes crédules que l’augmentation des incidents antisémites est due aux critiques d’Israël. Michelle Goldberg, du New York Times, rapporte que « Chris Rufo, l’activiste de droite qui a lancé des campagnes nationales contre les critiques d’Israël, a été accusé d’être un des principaux responsables de la montée de l’antisémitisme ».
De tels efforts convainquent apparemment de nombreuses personnes de tendance libérale d’être d’accord avec Jacqui Schulefand, de la section Hillel de l’Université du Connecticut, qui, comme nous l’avons vu plus haut, pense qu’« Israël est le judaïsme et que le judaïsme est Israël ».
Si vous croyez cela, il est compréhensible que vous puissiez considérer comme antisémite le fait de critiquer la politique d’un gouvernement ou l’idéologie politique (le sionisme) qui la sous-tend. Il ne m’arrive pas souvent d’exprimer ma gratitude à l’égard du président Biden (en fait, j’espère vraiment que l’étiquette de « Genocide Joe » lui collera à la peau), mais il était agréable de le voir exprimer publiquement qu’« il n’est pas nécessaire d’être juif pour être sioniste. Et je suis sioniste ». Cette déclaration clarifie un point que le lobby israélien aime à occulter : le sionisme est une idéologie politique, au même titre que le « conservatisme », le « socialisme » ou le « libertarianisme ».
En tant que tel, le critiquer n’est pas raciste ou antisémite, même si la critique est inexacte.
Il est toujours important d’examiner la manière dont les hypothèses retenues sans esprit critique peuvent nous égarer, en particulier celles qui sont enracinées dès notre plus jeune âge, avant que nous ayons la capacité de remettre suffisamment en question ce que l’on nous dit. Israelism est un film puissant et stimulant qui y parvient de manière spectaculaire. Et il le fait sur un sujet qui ne reçoit pas autant d’attention qu’il le devrait. Les discussions sur la propagande chrétienne sont assez courantes (pensez à Jesus Camp, ou même à With God on Our Side), tout comme les dénonciations du type de propagande fondamentaliste islamique qui émane d’endroits comme l’Arabie saoudite.
Il est presque trop facile de s’en prendre aux mormons ou aux scientologues. Mais, l’endoctrinement qui a lieu dans de nombreuses écoles juives reçoit comparativement peu d’attention. J’ai déjà fait part de mon admiration pour des personnes comme Naomi Klein, qui discutent franchement du fait troublant que les relations publiques israéliennes ont défini une grande partie de leur scolarité. Il est important qu’un film entier soit consacré à ce sujet. Les gens n’aimeront peut-être pas ce qu’ils voient, mais ils doivent le voir.
Israelism est diffusé ici jusqu’au 31 janvier.
Sources :
Sources des photographies et illustrations dans le texte :
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Source de l’illustration d’en-tête : israelismfilm.com
https://www.israelismfilm.com
Les Forces de défense d’Israël (צְבָא הַהֲגָנָה לְיִשְׂרָאֵל / Tsva ha-Haganah le-Israël — Israel Defense Forces / IDF) sont couramment désignées par l’acronyme Tsahal (צה"ל). Il s’agit de l’armée de l’État d’Israël. (NdT) ↩
Reflétant une tendance plus large, l’acteur Seth Rogen s’est plaint sur le podcast de l’humoriste Marc Maron d’avoir été « nourri d’un tas de mensonges » sur Israël dans sa jeunesse. ↩
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