Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais |
L’indépendance du Premier ministre slovaque Robert Fico lui a valu les foudres de l’OTAN et de l’UE. Un complot occidental visant à destituer un gouvernement gênant est-il à l’origine de sa tentative d’assassinat ?
Le 15 mai, le Premier ministre slovaque Robert Fico a failli être assassiné en plein jour. Alors qu’il serrait la main de ses partisans lors d’une apparition publique, un homme armé lui a tiré deux fois dans l’abdomen et une fois dans l’épaule. De nombreux observateurs, dans le pays et à l’étranger, s’interrogent sur les motivations de celui qui a tenté de tuer et se demandent si des acteurs étrangers ne sont pas en partie responsables de l’attentat. Malgré l’arrestation instantanée du tireur, ces questions restent d’actualité des semaines plus tard.
Fico, un vétéran de la politique slovaque, a été réélu en septembre 2023 au milieu d’une vague de ressentiment de l’opinion publique à l’égard de la guerre par procuration en Ukraine, en s’engageant à mettre fin aux livraisons d’armes à Kiev et aux sanctions antirusses. Pendant la campagne, les dirigeants, les journalistes et les experts occidentaux ont agressivement attisé les craintes d’un retour au pouvoir du candidat « pro-Poutine » et « populiste ». Le « Centre de lutte contre la désinformation » ukrainien, soutenu par l’Occident, l’a publiquement accusé en avril 2022 de propager l’« infoterrorisme » (« infoterror »).
Mais, de nombreux Slovaques voient les choses différemment. Ils affirment que Fico s’est simplement engagé à défendre la souveraineté de la Slovaquie et à gouverner dans l’intérêt de son pays, et non dans celui de Bruxelles, de Kiev, de Londres et de Washington. Pour les politiciens occidentaux, sa victoire est arrivée à un moment très inopportun, alors que le consensus public et politique sur la guerre par procuration en Ukraine s’effrite rapidement dans toute l’Europe.
Depuis l’élection de Fico, des médias comme le broadcaster public allemand Deutsche Welle l’ont qualifié de « menace » pour l’UE et l’OTAN. Sa déclaration selon laquelle Kiev doit céder des territoires à la Russie pour mettre fin à la guerre n’a pas été bien accueillie dans les capitales occidentales. En avril, le Premier ministre a apparemment prédit l’attentat contre sa propre personne, avertissant que le climat politique virulent qui règne à Bratislava pourrait entraîner la mort d’hommes politiques.
Au niveau national, un certain nombre de médias et d’ONG financés par l’étranger se sont acharnés sur Fico pour sa neutralité dans le conflit. Mais, plus de deux ans après l’intervention de la Russie, les sondages locaux indiquent que seuls 40 % de la population blâment Moscou pour la guerre par procuration, et que 50 % considèrent les États-Unis comme une menace pour la sécurité nationale. Par ailleurs, 69 % des Slovaques pensent qu’en continuant à armer l’Ukraine, l’Occident « provoque la Russie et se rapproche de la guerre », et 66 % sont d’accord pour dire que « les États-Unis entraînent [leur] pays dans une guerre avec la Russie parce qu’ils en tirent profit ».
Lorsque Fico a été réélu en septembre 2023, le journaliste et auteur du présent article a émis l’hypothèse qu’une révolution de couleur pourrait bientôt se produire en Slovaquie. Nous devons maintenant nous demander si la tentative d’assassinat n’est pas un complot occidental visant à démettre le gouvernement de ses fonctions. Même si le Premier ministre est enfin sur la voie de la guérison, la menace d’un coup d’État orchestré par l’étranger demeure. Une vaste infrastructure politique et médiatique d’opposition parrainée par les États-Unis sème le trouble à Bratislava, et la situation pourrait facilement s’aggraver.
Depuis la fin de la guerre froide, la Slovaquie s’est tenue à l’écart de ses voisins. L’intégration du pays dans l’UE et l’OTAN, et la neutralisation de sa politique et population rebelles, ont nécessité un énorme investissement en temps et en argent de la part de Bruxelles et de Washington, ainsi qu’une ingérence incessante dans les affaires intérieures du pays de la part d’organisations et d’acteurs financés par l’étranger. Le retour au pouvoir de Fico menaçait non seulement de faire dérailler ce projet, mais aussi de créer un effet de contagion régionale. Désinfecter le pays est donc devenu de la plus haute urgence pour l’Occident.
Le tireur de Fico, Juraj Cintula, 71 ans, fait partie des Slovaques qui ne soutiennent pas les positions de Fico. Depuis son arrestation, une image contradictoire de l’homme est apparue. Certaines connaissances le décrivent comme « bizarre et en colère » et « contre tout ». D’autres rapportent qu’il était doux et gentil, un candidat très loin d’avoir le bon profil pour tenter de commettre un assassinat politique de haut niveau. Cintula, un ultra déclaré de Kiev, affirme avoir agi seul, ses actes étant motivés par le désir de remplacer le gouvernement de Fico par une administration pro-ukrainienne. Les documents judiciaires slovaques indiquent que Cintula « souhaite qu’une aide militaire soit fournie à l’Ukraine et considère le gouvernement actuel comme un Judas vis-à-vis de l’Union européenne » ; les documents précisent également que cette perception est la raison pour laquelle le tueur en puissance « a décidé de passer à l’acte ».
Les médias grand public ont fait grand cas du passé de poète et d’écrivain dissident de Cintula, dans un effort apparent pour rendre humain celui qui a tenté de commettre un meurtre. En revanche, Aaron Bushnell, qui s’est immolé en février pour protester contre la complicité de Washington dans le génocide de Gaza, a été largement dépeint par les journalistes comme un paria inadapté et souffrant de troubles mentaux. Aucun média occidental n’a mentionné le fait que, dans les années 1980, Cintula était surveillé par les services de sécurité tchécoslovaques.
La raison de l’intérêt des Tchèques pour ce personnage n’est pas claire, bien qu’elle puisse être due à des actions anticommunistes ou à des contacts avec l’étranger. Un élément clé de l’enquête de la police est la question de savoir si Cintula avait des complices séditieux à l’intérieur ou à l’extérieur de la Slovaquie. Le fait que toutes les traces du profil Facebook du tireur aient été effacées d’Internet deux heures après la fusillade, avant que les enquêteurs ne puissent y avoir accès, prête également le flanc à de sérieux soupçons.
S’il est d’usage qu’à la suite de tels incidents, le réseau social purge les profils des « individus dangereux » — un sort que le journaliste et auteur du présent article a subi pour ses reportages d’investigation —, la plateforme de réseau social s’en remet, à Bratislava, à des personnes et des organisations locales qui coopèrent avec elle pour contrôler le contenu des sites. Apparemment, le profil de Cintula a été effacé avant que son identité ne soit mentionnée dans les médias nationaux. Les autorités slovaques doivent maintenant s’en remettre au FBI pour garantir et transmettre les informations supprimées. La question de savoir si les informations qui seront communiquées ne seront pas expurgées reste ouverte.
Une autre caractéristique troublante de la couverture médiatique de la fusillade est la référence omniprésente et persistante à la politique instable de la Slovaquie. Selon ce récit, les politiques anti-occidentales de Fico ont alimenté l’état chaotique des affaires, provoquant la tentative d’assassinat et le rendant en fin de compte responsable de l’attentat contre sa vie. Dans les jours qui ont suivi la fusillade, la BBC, le Financial Times, le New York Times et le très estimé journal allemand Der Spiegel ont attribué la responsabilité de l’attentat à la prétendue culture politique « toxique » de la Slovaquie. Der Spiegel a revu sa copie après avoir essuyé d’importantes réactions hostiles de la part du public.
On pourrait en conclure que les journalistes occidentaux considèrent comme évident le fait que défier la volonté de l’UE et des États-Unis constitue un motif légitime pour se faire tirer dessus. C’est manifestement le cas des hommes politiques occidentaux. Le 23 mai, le Premier ministre géorgien Irakli Kobakhidze a révélé que le commissaire européen Oliver Varhelyi l’avait averti qu’il pourrait subir le même sort que Fico si son gouvernement ne renonçait pas à une loi très controversée sur la « transparence de l’influence étrangère », qui obligerait les ONG locales à divulguer leurs sources de revenus.
Après avoir énuméré les différentes manières dont l’UE pourrait se venger de la Géorgie lors d’un appel téléphonique avec Kobakhidze, Varhelyi aurait déclaré : « Regardez ce qui est arrivé à Fico, vous devriez être très prudents. »
Varhelyi a depuis confirmé qu’il avait bien évoqué le sort de Fico lors de conversations privées avec Kobakhidze, mais il a affirmé qu’il souhaitait simplement « dissuader les dirigeants politiques géorgiens » d’adopter des restrictions sur les ONG financées par des fonds étrangers. Dans une déclaration écrite, il a insisté sur le fait qu’il avait simplement « ressenti le besoin » d’avertir le Premier ministre « de ne pas enflammer [sic] davantage la situation déjà fragile », arguant qu’il n’avait mentionné « le dernier événement tragique en Slovaquie […] qu’à titre d’exemple et de référence pour montrer où de tels niveaux de polarisation peuvent conduire dans une société ».
Les archives publiques montrent que les spécialistes du changement de régime du gouvernement des États-Unis — la National Endowment for Democracy (NED) — ont injecté des millions dans des ONG et des médias en Slovaquie sous l’égide d’initiatives paraissant ordinaires, telles que le « renforcement de la société civile » et la « promotion des valeurs démocratiques auprès de la jeunesse ». Un langage similaire est utilisé pour décrire l’objectif des subventions en Géorgie ; la NED finance des groupes qui sont en première ligne des récents troubles violents dans les rues de Tbilissi, comme l’a documenté The Grayzone. Il n’est peut-être pas surprenant que les bénéficiaires des subventions de la NED soient unanimes dans leur opposition à Fico.
Quiconque souhaite trouver la source de la politique « toxique » de la Slovaquie n’a pas besoin de chercher plus loin que ces organisations soutenues par les États-Unis. Washington a remué le chaudron pendant près de trois décennies et, alors que dans la classe politique slovaque, toutes tendances confondues, on se rejette mutuellement la responsabilité de la montée de la haine, Washington espère que cela finira par déborder.
Le renversement de Slobodan Milošević en Yougoslavie, organisé par la NED en 2000, a établi un modèle insurrectionnel qui a ensuite été exporté sous la forme de révolutions de couleur. Mais, tout au long des années 1990, les activistes slovaques ont perfectionné les tactiques qui allaient être déployées par les agents US chargés du changement de régime dans l’ensemble de la sphère soviétique.
À l’époque, Bratislava était l’une des seules contrées postcommunistes à ne pas avoir adopté de réformes politiques et économiques néolibérales ruineuses, ni cherché à adhérer à l’UE ou à l’OTAN. Vladimir Meciar, alors Premier ministre slovaque, a payé un lourd tribut pour sa position indépendante. Calomnié avec acharnement par les dirigeants étatsuniens et européens comme étant un pion des Russes, il est rapidement devenu la cible d’un changement de régime.
En 1997, Madeleine Albright, alors secrétaire d’État, a publiquement décrit la Slovaquie comme « un trou noir au cœur de l’Europe », désignant officiellement Meciar pour être démis de ses fonctions. C’est ainsi que la NED a financé la création de la Civic Campaign 98 (OK’98), une coalition de 11 ONG antigouvernementales.
S’inspirant explicitement d’un effort antérieur financé par la NED en Bulgarie, visant à « créer le chaos » après la victoire du parti socialiste aux élections de 1990, de nombreuses personnes impliquées avaient fait partie de groupes dissidents tchécoslovaques anticommunistes pendant la guerre froide. OK’98 a été présentée publiquement comme une campagne non partisane de mobilisation des électeurs, mais ses vastes ressources ont été explicitement déployées à des fins antigouvernementales. Ses activités comprenaient des concerts de rock, des courts métrages et des publireportages télévisés dans lesquels des célébrités slovaques exhortaient les jeunes à voter.
Meciar est arrivé en tête des élections de 1998, mais l’opposition a obtenu suffisamment de sièges pour former un gouvernement. Les agents de la NED qui les ont aidés à remporter la victoire ont ensuite donné une formation pratique aux agitateurs pro-occidentaux soutenus par l’organisation, tels que Pora, qui a déclenché la « révolution orange » de Kiev en 2004. Ce groupe de jeunes insurgés a réussi à renverser la réélection du président Viktor Ianoukovytch cette année-là, en installant à sa place le néolibéral Viktor Iouchtchenko, soutenu par les États-Unis.
Le retour de Robert Fico a représenté un coup de force contre la « démocratisation » US en cours dans l’ancienne sphère soviétique. Cela a ouvert la perspective de voir d’autres candidats et gouvernements anti-OTAN prendre le pouvoir ailleurs en Europe, au moment le plus inopportun que l’on puisse imaginer pour Bruxelles et Washington.
Ce n’est pas une coïncidence si c’est à ce moment-là que les sondages pour le nouveau parti allemand Alternative für Deutschland (AfD) se sont emballés. La cote de ce parti eurosceptique a grimpé en flèche au cours des derniers mois, suscitant des appels à son interdiction pure et simple de la part du courant dominant. Et en Macédoine du Nord, une semaine seulement avant la fusillade de Fico, le parti anti-establishment VMRO-DPMNE est revenu au pouvoir, brisant une révolution de couleur alimentée par l’OTAN qui avait écarté le parti du pouvoir près d’une décennie plus tôt.
Alors que la réaction anti-occidentale prenait de l’ampleur, la décision a peut-être été prise de tracer en Slovaquie une ligne rouge de sang.
Sources :
Source de la photographie d’en-tête : Wikimedia Commons ( MGlen)
Slovak Prime Minister Robert Fico during the press conference
[12 June 2014, 23:23:18 — file version: 12 June 2014, 21:25]
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Slovak_Prime_Minister_Robert_Fico_during_the_press_conference.jpg
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