Traduit du néerlandais par EDB () • Langue originale : néerlandais |
Il y a exactement 100 ans, 13 hommes se sont réunis pour la rencontre secrète de la fondation du Parti communiste chinois. Après de nombreuses errances et péripéties, le parti est devenu la plus grande formation politique du monde. Il déterminera indéniablement et dans une large mesure le cours du XXIe siècle. Texte et analyse de Marc Vandepitte, spécialiste de la Chine.
Pendant des siècles, la Chine a été un empire puissant et prépondérant. Cette situation a changé radicalement après les guerres de l’opium, à partir de 1840.1 Le pays est devenu une semi-colonie. De vastes régions ont été occupées par des puissances étrangères ou sont passées sous leurs influences. Les pays impérialistes ont détruit l’industrialisation naissante. La population était totalement appauvrie et les famines étaient fréquentes.2 Des dizaines de millions de Chinois sont morts de privations et de violences politiques au cours de cette période. C’est également à cette époque que la traite des esclaves noirs a été remplacée par celle des jaunes en Chine.
À plusieurs reprises, la population chinoise s’est rebellée contre les mauvaises conditions de vie et en faveur de l’indépendance nationale. En 1911, il y eut une révolution au cours de laquelle l’empereur fut chassé. Le nouveau président Sun Yat-sen est le fondateur de la République de Chine. Cependant, il n’a pas réussi à se défaire de la domination étrangère et des structures féodales du pays.
C’est dans ce contexte que, dix ans plus tard, treize hommes se sont secrètement réunis pour créer le nouveau Parti communiste (PCC). L’un d’entre eux était Mao Zedong. Leur principal modèle est la révolution russe de 1917. À l’époque, le parti comptait à peine 53 membres.
Les partis jouent un rôle important dans la vie politique des sociétés modernes. Historiquement, ils ont émergé de deux façons différentes. Au sein du capitalisme, des partis électoraux ou « électoralistes » sont apparus. Après la rupture de la position monopolistique de la noblesse, la bourgeoisie montante et, plus tard, le mouvement ouvrier ont fondé leurs propres partis pour défendre leurs propres intérêts et faciliter la participation aux élections et à l’administration de l’État. Dans ces pays, une structure étatique forte et moderne avait déjà été établie.
La seconde catégorie pourrait être décrite comme celle des partis « orientés vers le développement ». Ils sont nés dans un contexte très différent, plus précisément à la périphérie du capitalisme. Ils sont généralement apparus dans le sillage des mouvements de libération nationale après la Seconde Guerre mondiale. Ils aspirent à l’indépendance nationale et au développement rapide de leur pays. Ils entendaient mettre un terme aux conditions de vie misérables et à l’oppression impérialiste.
Dans la plupart de ces pays, une structure étatique moderne n’était pas encore en place. La création d’un parti politique fort et bien organisé était précisément ce qu’il fallait pour y parvenir.3 Ce type de parti politique n’a pas été créé pour réaliser des idéaux politiques à travers la compétition parlementaire. Au contraire, il aspire à un nouvel ordre politique et/ou économique. Cela passe souvent par une révolution. Pour renverser les anciens systèmes et construire un nouvel ordre, les partis axés sur le développement pensaient qu’ils avaient besoin d’une organisation solide et d’une discipline forte et rigoureuse.
Après la révolution de 1911, Sun Yat-sen a opté pour un système multipartite sur le modèle de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Mais comme dans la plupart des pays du tiers monde, cela a échoué. Il lui est vite apparu que le modèle de la révolution russe était plus approprié pour faire progresser la Chine. Il a créé son parti révolutionnaire, le Guomindang (KMT), sur une base léniniste.4
En 1925, Sun Yat-sen meurt et Chiang Kai-shek devient le nouveau leader du KMT. Il était beaucoup plus conservateur et a déclenché une véritable chasse aux sorcières contre les communistes, faisant de nombreux morts. Pendant la deuxième guerre sino-japonaise (1937-1945), le KMT a formé une alliance avec le Parti communiste pour lutter contre l’occupation japonaise. À l’époque, le Japon était un empire fasciste et l’une des puissances de l’Axe, alliées de l’Allemagne hitlérienne. Cette guerre est devenue un chapitre important de la Seconde Guerre mondiale. Après la victoire sur le Japon, la guerre civile entre le KMT et le PCC a repris.
Le PCC disposait de beaucoup moins de troupes et de ressources que le KMT, mais était mieux organisé et discipliné. Les communistes étaient également beaucoup plus en contact avec la paysannerie. Ce sont eux et non le KMT qui ont été considérés par la population comme les patriotes et les porte-étendard de la lutte contre les Japonais et pour l’indépendance de la Chine.5 Finalement, la guerre civile a été remportée par le PCC en 1949 et Mao Zedong a proclamé la République populaire de Chine. Les dirigeants et de nombreux partisans du KMT se sont réfugiés sur l’île de Taïwan.
Le PCC a dû relever un défi de taille. Il a dû faire face à un État brisé, une économie détruite et une population totalement appauvrie. À cette époque, la Chine était l’un des pays les plus pauvres du monde. Avec plus d’un cinquième de la population mondiale, le PIB représentait à peine 4,5 % du total mondial. Le niveau de vie, exprimé en PIB par habitant, était la moitié de celui de l’Afrique et un sixième de celui de l’Amérique latine. L’espérance de vie moyenne était de 35 ans.6
Pour répondre à ces enjeux, il fallait un parti fort, centralisé et discipliné. Mais ce n’est pas la seule explication. Les proportions du pays sont énormes. La Chine a la taille d’un continent : elle est 17 fois plus grande que la France et compte autant d’habitants que l’Europe occidentale, l’Europe orientale, les pays arabes, la Russie et l’Asie centrale réunis. Si vous transposez cela à la situation européenne, cela signifierait que l’Égypte ou le Kirghizstan devraient être gouvernés depuis Bruxelles. Compte tenu de ces dimensions, des différences très importantes entre les régions et des difficultés gigantesques auxquelles le pays est confronté, une solide force de cohésion est nécessaire pour maintenir le pays gouvernable et le diriger avec détermination. Selon The Economist, « les dirigeants chinois estiment que le pays ne peut rester uni qu’avec un système de parti unique aussi puissant que celui d’un empereur — et ils ont peut-être raison ».
En résumé, le système actuel en Chine est adapté à l’échelle du pays et trouve ses racines dans le combat contre l’occupation japonaise du pays, contre le Guomindang réactionnaire et contre la terrible misère et l’arriération dans lesquelles le pays était plongé. De cette lutte, le PCC a émergé comme le leader du pays, un leader qui s’est donné pour tâche de restaurer la dignité, de sauvegarder la souveraineté de la nation chinoise, de sortir le pays du sous-développement et de lutter pour une société socialiste humaine.
Pour paraphraser Marx, « les partis font leur propre histoire, mais pas dans des circonstances choisies par eux ». Pour le PCC, ces circonstances ont été particulièrement difficiles. Le pays était sous-développé et son économie totalement détruite. La guerre froide faisait rage et le pays était soumis à un embargo technologique de la part de l’Occident. Cela a duré jusqu’en 1971, lorsque les relations avec les États-Unis se sont améliorées.
Au début de la révolution, l’Union soviétique a apporté son aide, mais en 1958, les deux pays sont entrés en conflit. Toute forme de soutien a été interrompue et les techniciens soviétiques se sont retirés. Mao avait compté sur le fait que des révolutions éclateraient dans divers pays du tiers monde. Ceux-ci auraient alors été en mesure de former un front uni pour se renforcer mutuellement. Mais, ces révolutions ne se sont pas concrétisées et la Chine s’est retrouvée seule.
Au cours des premières années, il existait également une réelle menace militaire de la part des États-Unis. À deux reprises, en 1954 et en 1958, le président étatsunien a menacé d’utiliser l’arme atomique contre la Chine. Mao a également observé comment l’Union soviétique sous Khrouchtchev a commencé à prendre un tournant de plus en plus capitaliste.
Dans ces circonstances, Mao ressentait de plus en plus la nécessité de développer le pays de façon accélérée et de combler les retards en un minimum de temps. Il lança, entre autres, le projet de dépasser l’Angleterre en quinze ans. Il estimait pouvoir remédier à la situation défavorable par une mobilisation massive et permanente de la population.
Ce court sprint vers l’Utopie a conduit à des expériences inconsidérées et folles. Le Grand Bond en avant (1958-1961) a été une tentative volontariste d’industrialisation rapide des campagnes, sans aucune étude ni préparation sérieuse. Le parti était inexpérimenté et n’avait pas une connaissance suffisante des lois économiques. Cette tentative trop optimiste a complètement échoué et a conduit à une famine qui a fait des millions de morts.7
Mao craignait que la Chine ne suive le même chemin que l’URSS. Il entendait donc tout faire pour éradiquer les idées procapitalistes au sein même de son propre parti. C’est avec cet objectif qu’il a lancé la Révolution culturelle (1966-1976).8 Cette mobilisation de masse est devenue complètement incontrôlable et a finalement conduit à une telle anarchie que l’armée a même dû être déployée. La Révolution culturelle a été une période tragique et a causé beaucoup de tort au PCC.
Néanmoins, cette fuite en avant de Mao n’a pas été un échec total. Malgré les ratés du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle, la Chine est parvenue à nourrir sa population assez rapidement, contrairement à l’Inde par exemple.9 Pendant les trente premières années de la révolution, le pays a connu une croissance économique annuelle plus que respectable de 4,4 %. Les bases ont été posées pour un développement industriel rapide qui a commencé en 1978. Au cours de cette période, le revenu par habitant a triplé et l’indice de développement humain10 a été multiplié par 4,5.11
À la fin de cette période, il était toutefois devenu évident que la politique économique devait changer de cap. L’Occident disposait encore d’un monopole scientifique et technologique écrasant, ce qui rendait la Chine extrêmement vulnérable. Et sur le plan économique, le pays perdait du terrain face aux quatre tigres asiatiques : Singapour, la Corée du Sud, Taïwan et Hong Kong.
Sur la voie du communisme, le socialisme est une longue phase de transition au cours de laquelle il est préférable de ne sauter aucune étape. C’est, en tout cas, la leçon tirée des débâcles de ces dernières années. Dans ses écrits, Marx parlait de la « mission historique du capitalisme » pour développer les forces productives (principalement la technologie).12 C’est ce que les Chinois voulaient à présent mettre en œuvre.
Au cours des trente premières années, la priorité a été donnée essentiellement aux rapports de production (propriété) et à la lutte des classes. Tout était collectivisé au maximum et l’objectif était de parvenir à une égalité aussi grande que possible. À partir de 1978, l’accent a été mis sur le développement des forces productives.13
Deux voies ont été suivies pour y parvenir. Premièrement, les effets dynamisants des forces du marché ont été intégrés dans le développement économique du pays. Les capitaux privés étaient autorisés. Il existait encore une planification solide au niveau macro, élaborée sous la direction du gouvernement central et axée sur les objectifs de développement mondiaux. Toutefois, la planification rigide et hypercentralisée de la phase initiale a été assouplie et décentralisée. La métaphore de « l’oiseau en cage » a été utilisée à cet effet. L’oiseau (les forces du marché) a une certaine liberté pour voler, mais il ne peut pas sortir de la cage (la planification centrale). L’avenir dira si cette dynamique de marché contrôlée peut être maîtrisée.
Une deuxième voie consistait à attirer les capitaux étrangers. Les investisseurs étrangers étaient les bienvenus à condition qu’ils mettent à disposition une partie de leur technologie et de leur savoir-faire. Dans de nombreux pays du tiers monde, l’ouverture de l’économie aux pays étrangers — commerce, investissements et flux de capitaux financiers — a eu des conséquences désastreuses. En Chine, cette ouverture a été couronnée de succès parce qu’elle a été déterminée par les besoins et les objectifs nationaux, et parce qu’elle a été pleinement intégrée dans une stratégie de développement rigoureuse.14
Cette stratégie à deux voies a porté ses fruits. De 1978 à 2020, le taux de croissance annuel moyen a été près de 10 %. Il s’agit de la croissance économique la plus rapide jamais enregistrée par un grand pays. En 75 ans, la Chine sera passée du statut de pays pratiquement le plus pauvre du monde à celui d’une économie à haut revenu. Le pays a également réussi à maintenir son économie à flot dans les tempêtes de ces 25 dernières années : la crise financière asiatique en 1997, la crise des dot-com en 2001, la crise du SRAS, la grande crise financière de 2008 et, plus récemment, la crise du COVID. En ce qui concerne la crise de 2008, Richard McGregor, ancien journaliste du Financial Times, a écrit que « la Chine était mieux équipée que n’importe quelle autre région du monde pour faire face à la soudaine récession ».15
La technologie et la science ont également fait un grand bond en avant. Aujourd’hui, les entreprises chinoises sont largement reconnues comme des leaders, ou chefs de file, au niveau mondial dans les équipements de télécommunications 5G, les trains à grande vitesse, les lignes de transmission à haute tension, les sources d’énergie renouvelables, les véhicules à énergie nouvelle, les paiements numériques, l’intelligence artificielle et de nombreux autres domaines. En 2018, la Chine a dépassé les États-Unis pour ce qui est du nombre de publications scientifiques ; en 2019, ce fut le cas pour le nombre de brevets.
Depuis 1981, 853 millions de Chinois sont sortis de la pauvreté, selon l’ONU. Cela représente 76 % de toutes les personnes sorties de la misère dans le monde au cours de cette même période. Antonio Guterres, secrétaire général des Nations unies, parle de « la plus grande réalisation de l’histoire en matière de réduction de la pauvreté ». L’indicateur de développement social le plus important d’un pays est la mortalité infantile. Avec 9 pour mille, le bilan de la Chine est remarquable. Si l’Inde, par exemple, offrait à ses citoyens les mêmes soins médicaux et le même soutien social que la Chine, 680 000 enfants indiens en moins mourraient chaque année.16
Alors que dans de nombreux pays, les salaires stagnent ou diminuent, ils ont triplé en Chine au cours de la dernière décennie. Entre 1978 et 2015, le revenu des 50 % de Chinois les plus pauvres a augmenté de 400 %, tandis qu’aux États-Unis, il a diminué de 1 % sur la même période.
La résilience de la société chinoise a été évidente lors de la dernière crise du COVID. L’OMS décrit l’approche chinoise comme étant « peut-être la lutte la plus ambitieuse contre la maladie, la plus adaptable et la plus résolue de l’histoire ». Le rôle important du Parti communiste dans ce domaine n’a pas échappé à The Economist : « Les efforts de la Chine n’ont pas seulement consisté à mobiliser les éléments les plus évidents, tels que le personnel médical, les travailleurs de la santé, les scientifiques et la police. Elle a également fait un usage intensif du réseau de départements du parti pour fournir la main-d’œuvre et l’expertise de la gestion nécessaire à une opération dirigée par le parti sur une échelle rarement observée dans l’ère post-Mao ».
Cette réussite compte aussi des aspects négatifs importants. L’introduction d’éléments de marché à partir de 1978 a rétabli l’exploitation capitaliste, bien que de manière contrôlée. Le fossé existant entre la ville et la campagne s’est encore creusé. Une population énorme de 280 millions de « migrants internes » a moins de droits sociaux et est souvent victime de discrimination. Les grands-parents doivent souvent se charger d’élever leurs petits-enfants. La politique de l’enfant unique (de 1979 à 2015) a conduit à des avortements sélectifs illégaux et à un excédent de plus de 30 millions de sujets masculins, avec toutes les conséquences sociales que cela implique.
Le développement économique rapide a entraîné des abus de pouvoir et une corruption généralisée. L’admission de capitaux privés a conduit à la création d’une classe supérieure de capitalistes. Ces deux phénomènes sont difficiles à concilier avec les idéaux socialistes. L’individualisme et l’arrivisme, le consumérisme et le goût du luxe et du prestige ont terni l’idéologie du PCC.
Toutefois, les inconvénients ne l’emportent pas sur les avantages. Le parti peut compter sur un grand soutien populaire. Près de trois quarts des Chinois disent approuver le système de parti unique. Ces dernières années, le soutien au gouvernement central était même compris entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix pour cent. Ce score dépasse de loin celui des pays occidentaux. Selon The Economist, qui n’est pas vraiment un ami de la Chine, ce n’est pas surprenant : « Le Parti communiste chinois a une histoire très forte à raconter. Malgré ses nombreux défauts, il a créé une prospérité et un espoir que la génération précédente aurait jugé impensable ». Cela explique également la grande stabilité politique de ces 30 dernières années.
Du point de vue occidental, c’est difficile à comprendre, car la société chinoise n’est pas démocratique à nos yeux. Mais pour la plupart des Chinois, la démocratie signifie avant tout gouverner bien et au service de l’intérêt général.17 En Occident, nous accordons beaucoup plus d’importance à la manière dont les décisions sont prises et aux personnes qui les prennent. Les Chinois attachent plus d’importance à la qualité de leurs politiciens qu’aux procédures de sélection de leurs dirigeants.
Selon l’expert de la Chine, Daniel Bell, le système politique chinois est une combinaison de méritocratie au sommet, de démocratie à la base et d’espace pour l’expérimentation aux niveaux intermédiaires. Les dirigeants politiques sont choisis sur la base de leurs mérites et, avant d’atteindre le sommet, ils passent par un processus très difficile de formation, de pratique et d’évaluation. Il existe des élections directes au niveau municipal et pour les congrès provinciaux du parti. Les innovations politiques, sociales ou économiques sont d’abord testées à petite échelle (quelques villes ou provinces) puis, après des évaluations et des ajustements approfondis, elles sont introduites à plus grande échelle.18
De plus, le gouvernement central réalise très régulièrement des sondages d’opinion pour évaluer les performances du gouvernement dans les domaines de la sécurité sociale, de la santé publique, de l’emploi et de l’environnement ; et la popularité des dirigeants locaux est également sondée. Sur cette base, les politiques sont ajustées ou corrigées si nécessaire.
Le système politique peut certainement être amélioré. Les dirigeants chinois eux-mêmes le reconnaissent explicitement. Ils reconnaissent d’ailleurs sans hésiter leurs propres erreurs.19 La recherche d’un meilleur système de prise de décision est loin d’être achevée. Mais le système actuel a fait ses preuves. Selon Francis Fukuyama, « la principale force du système politique chinois est sa capacité à prendre rapidement des décisions importantes et complexes, et à les prendre relativement bien, du moins en matière d’économie. La Chine s’adapte rapidement, prend des décisions difficiles et les met en œuvre efficacement ».
La liste des défis auxquels sont confrontés le PCC et le pays est longue. Nous nous limiterons aux principaux d’entre eux. Sur le plan social, il y a la redistribution des richesses et la question des « migrants internes ». Sur le plan économique, il y a la question du vieillissement de la population, la transition vers un marché intérieur et la réduction de la dette. Sur le plan politique, il y a la coexistence harmonieuse des différentes ethnies, la suppression des ressentiments nationalistes, la lutte contre la corruption, le développement de l’État de droit, la poursuite de la démocratisation du processus décisionnel, le contrôle de la classe supérieure capitaliste, la restauration de la morale socialiste et le remède au vide idéologique. Sur le plan écologique, il y a bien sûr la question du changement climatique, avec notamment la réduction du charbon, mais aussi l’élimination de la pollution environnementale.
Le plus grand défi de tous, cependant, c’est la menace croissante que représentent les États-Unis. Après la chute du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union soviétique, les États-Unis se sont imposé comme le leader incontesté de la politique mondiale. Le Pentagone en 1992 : « Notre objectif premier est de prévenir toute émergence d’un nouveau rival sur la scène mondiale. Nous devons dissuader les concurrents potentiels de ne serait-ce qu'aspirer à un rôle plus important sur la scène régionale ou internationale » (o.c.). Trente ans plus tard, la Chine est devenue le principal « rival » à maîtriser. Comme le dit Domenico Losurdo, « la Chine reste la dernière grande région à échapper à l’influence politique étatsunienne ; c’est le dernier bastion à conquérir ».20
C’est pourquoi les États-Unis ont identifié la République populaire de Chine comme leur principal ennemi. Dans le cadre des discussions sur le budget 2019, le Congrès a déclaré que « la concurrence stratégique à long terme avec la Chine est une priorité essentielle pour les États-Unis ». Il s’agit d’une stratégie globale à mettre en œuvre sur plusieurs fronts. Les États-Unis tentent de contrecarrer l’essor économique et technologique de la Chine, ou comme ils le disent eux-mêmes, de « l’émousser ».21
Si nécessaire, cela sera fait par des moyens extraéconomiques. La stratégie militaire à l’égard de la Chine suit deux voies : une course aux armements et une pression sur le pays.22 Quatre points stratégiques sont utilisés par les États-Unis pour frapper : Taïwan, les Ouïghours, Hong Kong, le Tibet et la mer de Chine méridionale.23 Ils servent d’une part à affaiblir la Chine sur le plan interne et d’autre part à retourner l’opinion publique mondiale contre la Chine24 et à justifier ainsi de futures agressions.
La défiance est dans l’ADN des États-Unis. Les Yankees se sont battus pendant 227 des 244 années de leur histoire. Au cours des vingt dernières années, ils ont largué une moyenne de 46 bombes par jour. Obama, le président qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 2009, a bombardé sept pays simultanément en 2016. La dernière guerre que la Chine a connue est celle de 1979 contre le Vietnam. À l’exception de l’incident frontalier de 2020 avec l’Inde, l’essor de la Chine a été remarquablement exempt de conflits en Asie de l’Est.25
Les fanfaronnades disproportionnées de Trump contre la Chine font maintenant apparaître les actions de Joe Biden comme s’il s’agissait d’une politique bien réfléchie. C’est très perturbant. La déclaration No Cold War [Non à la Guerre Froide (NdT)] souligne : « Nous constatons que le gouvernement des États-Unis fait des déclarations de plus en plus agressives vis-à-vis de la Chine et prend des mesures à son encontre. Il s’agit là d’une menace pour la paix dans le monde, et c’est un obstacle à ce que l’humanité puisse résoudre les problèmes extrêmement graves auxquels nous sommes collectivement confronté·e·s, à savoir le dérèglement climatique, le contrôle des pandémies, la discrimination raciale et le développement économique. » [traduction officielle (NdT)].
Dans le livre de référence, Le choc des civilisations, Huntington écrit : « Si la Chine devient une grande puissance, elle éclipsera tous les phénomènes similaires de la dernière moitié du deuxième millénaire ».26 L’émergence des États-Unis en tant que superpuissance à partir de 1870 a déjà profondément modifié les relations mondiales. Mais la Chine avait, en 1978, une population 24 fois plus importante que celle des États-Unis d’alors, et un taux de croissance de plus du double.27 Après un siècle de guerres impérialistes, d’occupations et d’humiliations, le pays à la civilisation millénaire reprend sa place sur la scène mondiale.
Jusqu’à récemment, l’Occident avait le monopole absolu de la technologie, des armes de destruction massive, des systèmes monétaires et financiers, de l’accès aux ressources naturelles et de la communication de masse. Grâce à ce monopole, il pouvait contrôler ou soumettre les pays du Sud.28 L’Occident, dirigé par les États-Unis, risque désormais de perdre ce privilège. Le monde unipolaire fait place à un monde multipolaire. La Chine, et dans son sillage l’Inde ainsi que d’autres pays émergents, bouleversent l’équilibre international à un rythme croissant et transforment le monde comme jamais auparavant.
Pour la première fois dans l’histoire récente, un pays pauvre et sous-développé s’est rapidement hissé au rang de superpuissance économique. La Chine a montré au monde que le modèle occidental n’est pas le seul moyen de se moderniser.29 La crise financière de 2008 et la gestion désastreuse de la crise du COVID par l’Occident ont remis encore plus en question notre modèle capitaliste.
C’est une pensée dérangeante pour nous. C’est pourquoi il nous est si difficile de regarder la Chine avec un esprit ouvert. Martin Jacques s’exprime ainsi : « Toute discussion est presque toujours colorée par un jugement de valeur selon lequel, parce que la Chine a un gouvernement communiste, nous connaissons déjà les réponses à toutes les questions importantes. C’est une mentalité de guerre froide, qui ne nous permet pas de comprendre la nature de la politique chinoise ou du régime actuel ».30
Quoi qu’il en soit, le projet chinois est loin d’être terminé. L’idéal communiste est loin d’être atteint ; il comporte encore trop de déséquilibres importants pour cela. C’est un long processus qui bat son plein. Des résultats extraordinaires ont été obtenus, mais la route est encore longue et difficile, pleine de contradictions, de risques et de défis. La Révolution française, après de nombreuses erreurs, expériences et guerres sanglantes, a mis plus de 80 ans pour former une république parlementaire stable. Les dirigeants chinois, en tout cas, considèrent leur entreprise comme un projet de « longue durée » [en français dans le texte original (NdT)]. Notre évaluation tient aussi compte d’une telle perspective à long terme.
Sources :
Source de la photographie d’en-tête : Wikimedia Commons (Pyzhou)
The First National Congress of CPC — 上海一大会址 [23 September 2004 — file version: 8 February 2010, 13:03]
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:The_First_National_Congress_of_CPC.jpg
[ Creative Commons ]
Entre 1839 et 1860, deux guerres de l’opium ont opposé la Grande-Bretagne et la Chine. La Grande-Bretagne a introduit clandestinement de l’opium en Chine, provoquant la dépendance de millions de personnes. Lorsque la Chine a pris des mesures contre cela, les Britanniques ont déclenché une guerre contre la Chine. Les guerres ont en fait servi à maintenir la Chine dans le rang et à lui imposer des conditions commerciales défavorables. ↩
Sesam Atlas bij de wereldgeschiedenis, Deel 2 [Sésame — Atlas de l’histoire du monde, Volume 2 (NdT)], Apeldoorn 1989, p. 91 ;
Shouy B., An Outline History of China, Beijing 2002, p. 388v. ↩
Yongnian Z., The Chinese Communist Party as Organizational Emperor, Londres 2010, p. 12-4. ↩
McGregor R., The Party. The Secret World of China’s Communist Rulers, New York 2010, p. 123 ;
Yongnian Z., op. cit., p. 60 ;
Chuntao X. (ed.), Why and How The CPC Works in China, Pékin 2011, p. 107. ↩
Jacques M., When China Rules the World. The Rise of the Middle Kingdom and the End of the Western World, Londres, 2009, p. 92. ↩
Maddison A., The World Economy. A Millennial Perspective, OCDE 2001, p. 263, 304 en 330 ;
Hobsbawm E., Een eeuw van uitersten. De twintigste eeuw 1914-1991 [Un siècle d’extrêmes. Le vingtième siècle 1914-1991 (NdT)], Utrecht 1994, p. 540 ;
Chuntao X. (ed.), op. cit., p. 72. ↩
Losurdo D., Fuir l’histoire ? La révolution russe et la révolution chinoise aujourd’hui, Paris 2007, p. 69-72 en 175-6 ;
Chuntao X. (ed.), op. cit., p. 29-30.
Avec le Grand Bond en avant, le taux de mortalité en Chine a doublé, passant de 12 pour mille à 25,4 pour mille en 1960, avant de retomber à 14 et 10 pour mille en 1961 et 1962 respectivement. Dans l’année la plus meurtrière, 1960, le taux de mortalité ne différait toutefois guère de celui de l’Inde. Celui-ci était de 24,8 pour mille, une moyenne « normale ». ↩
La Révolution culturelle, lancée par Mao Zedong, était un mouvement de révolte des étudiants et des travailleurs chinois pour préserver les acquis du socialisme. La cible était certains chefs de parti et cadres au sein de l’appareil d’État qui s’étaient installés dans une position de pouvoir confortable et qui se souciaient de moins en moins des idéaux communistes d’égalité et de solidarité. Cela s’est produit dans le contexte d’un éloignement grandissant (politique et idéologique) du Parti communiste par rapport à l’Union soviétique, auquel on reprochait de poursuivre une voie pro-capitaliste (« révisionnisme »).
Dans le cadre de ce que l’on appelait la « rééducation sociale », de nombreux intellectuels, cadres et jeunes étudiants étaient temporairement envoyés à la campagne pour y effectuer des travaux manuels et apprendre la solidarité avec le paysan ou l’ouvrier. Les premières années de la Révolution culturelle ont été particulièrement agitées de sorte qu’à un certain moment, l’armée a même dû être déployée pour rétablir l’ordre.
La Révolution culturelle a laissé de profondes séquelles dans la population chinoise. ↩
En 1976, la production alimentaire avait augmenté de moitié par rapport à 1965. La production pétrolière a été multipliée par sept au cours de cette période. Chuntao X. (ed.), op. cit. p. 34-5.
En Inde, l’indice de la faim dans le monde (IFM) s’élève à 27,5 et appartient donc au groupe des pays présentant un problème grave. Il y a près de 200 millions d’Indiens qui ont faim. La Chine fait partie de la catégorie « faible problème » (IFM < 5). ↩
L’indice de développement humain (IDH) est une mesure du développement d’un pays basée, entre autres, sur le PIB par habitant, le niveau de vie, l’éducation et la santé. L’IDH est élaboré par le PNUD, l’organisme des Nations unies chargé du développement et de la pauvreté dans le monde. ↩
Jacques M., op. cit., p. 99. ↩
« C’est la mission historique du système de production capitaliste d’élever ces bases matérielles du nouveau mode de production à un certain degré de perfection. » Marx K., Capital III, p. 306. Marx a développé ce thème dans les Grundrisse. ↩
Thompson I., « China and the “socialist market economy” », in China : Revolution and Counterrevolution, San Francisco 2008, 87-97. ↩
Herrera R. & Long Z., La Chine est-elle capitaliste ?, Paris : Éditions Critiques, 2019, p. 29-30. ↩
McGregor R., op. cit., p. 28. ↩
Calculé sur la base de l’UNICEF, The State Of The World’s Children 2019, New York, p. 193-197. ↩
Shambaugh D., China’s Communist Party. Atrophy and Adaptation, Washington D.C. 2009, p. 37. ↩
Bell D., The China Model. Political Meritocracy and the Limits of Democracy, Princeton 2015, p. 179-188. ↩
Par exemple, avant et pendant le dix-huitième Congrès, les principaux problèmes du pays ont été énumérés un par un, discutés et traités en termes de plans d’action. ↩
Losurdo D., op. cit., p. 18. ↩
Rush Doshi, le nouveau directeur pour la Chine au Conseil de sécurité nationale du président Biden, décrit cette stratégie de subversion comme un » asymmetric blunting « (émoussement asymétrique [Dans le texte original en néerlandais, l’auteur traduit l’expression anglaise par asymmetrisch afstompen. (NdT)]). ↩
Pour un traitement plus complet de cette question, voir : Vandepitte M., Trump en China : koude of warme oorlog ? ↩
Losurdo D., op. cit., p. 219. ↩
Cet objectif a déjà connu un certain succès. Selon une récente enquête du Pew Research Center portant sur 14 pays, les opinions défavorables à l’égard de la Chine sont montées en flèche l’année dernière. Les quatre points stratégiques mentionnés et l’établissement de rapports à leur sujet en font partie. ↩
Jacques M., op. cit., p. 315. ↩
Huntington, Botsende Beschavingen. Cultuur en conflict in de 21ste eeuw [Le choc des civilisations. Culture et conflit au 21ème siècle (NdT)], Antwerpen 1997, p. 251. ↩
Maddison A., op. cit., p. 183, 262 en 292.
Herrera R. & Long Z., op. cit., p. 53. ↩
Amin S., Obsolescent Capitalism, Londres 2003, p. 63-4. ↩
McGregor R., op. cit., p. 272. ↩
Jacques M., op. cit., p. 206. ↩
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