Traduit de l’anglais par EDB () • Langue originale : anglais |
Des documents fournis en exclusivité à The Grayzone détaillent l’abandon par Canberra de Julian Assange, citoyen australien, et donnent des détails choquants sur ses souffrances en prison.
Le gouvernement australien était-il au courant du complot de la Central Intelligence Agency (CIA) des États-Unis visant à assassiner Julian Assange, citoyen australien et journaliste arrêté et actuellement emprisonné au Royaume-Uni dans des conditions implacables, extrêmement rudes et déplorables ?
Pourquoi les dirigeants élus ont-ils refusé de défendre publiquement l’un des citoyens de leur pays, détenu sur la base d’accusations douteuses et soumis à la torture par une puissance étrangère, selon le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer ? Que sait Canberra du sort de Julian et quand l’a-t-elle su ?
The Grayzone a obtenu des documents qui révèlent que le gouvernement australien était, dès le premier jour, parfaitement au courant du traitement cruel infligé à Julian dans la prison londonienne de haute sécurité de Belmarsh, et qu’il n’a rien fait, ou presque, pour y remédier. En fait, il a fait la sourde oreille devant le journaliste emprisonné, bien qu’il ait entendu son témoignage sur les conditions « si mauvaises que son esprit s’éteignait ».
Non seulement Canberra n’a pas réussi à s’opposer efficacement aux gouvernements étatsunien et britannique qui supervisent l’emprisonnement et les poursuites judiciaires contre Assange, mais, comme le montrent ces documents avec force détails, elle semble avoir été de connivence avec eux dans ce qui est une violation flagrante des droits de l’homme d’un citoyen australien, ceci tout en faisant de son mieux pour cacher au public la réalité de sa situation.
À la suite des révélations surprenantes de septembre par Yahoo! News sur les plans de la CIA qui avaient pour objectif de surveiller, kidnapper et même assassiner le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange — révélations qui ont confirmé et développé l’exposé de mai 2020 rédigé par Max Blumenthal pour The Grayzone —, les responsables du réseau d’espionnage mondial « Five Eyes »,1 orienté idéologiquement par l’OTAN, ont eu du mal à accorder leurs violons.
William Evanina, le plus haut responsable du contre-espionnage à Washington jusqu’à son départ à la retraite début 2021, a déclaré à Yahoo que l’alliance des Five Eyes était « essentielle » à l’odieux complot de Langley, et que « nous étions très confiants » dans le fait que l’évasion potentielle de Julian de l’ambassade d’Équateur à Londres pouvait être empêchée, par tous les moyens.
Toutefois, lorsqu’on a demandé au ministère australien des Affaires étrangères et du Commerce (Department of Foreign Affairs and Trade / DFAT) si les États-Unis avaient informé ou consulté le gouvernement de l’Australie, pays d’origine de Julian, au sujet de l’opération, il a éludé la question. Pour sa part, Malcolm Turnbull, le Premier ministre australien au moment de ces délibérations meurtrières, a affirmé que « la première fois que j’en ai entendu parler, c’était dans les médias du jour ».
Il est certainement possible que les élus de Canberra aient été tenus dans l’ignorance des propositions de la CIA. Le Premier ministre australien Gough Whitlam n’était pas au courant de l’existence même de Five Eyes avant 1973, 17 ans après que son pays soit devenu signataire de l’accord UKUSA qui sous-tend le réseau, à la suite de descentes de police dans les bureaux de l’agence d’espionnage nationale, l’Australian Security Intelligence Organization, en raison de la rétention d’informations vis-à-vis du gouvernement.
Que Turnbull ait été ou non au courant de l’opération, la réponse du DFAT lorsqu’un membre de la famille de Julian a contacté ce ministère pour demander à la ministre australienne des Affaires étrangères, Marise Payne, de solliciter l’administration Biden pour l’abandon des poursuites et pour obtenir un commentaire sur l’article de Yahoo, a été d’une désinvolture troublante.
« Ce n’est pas parce que c’est écrit dans un journal que c’est vrai […] la CIA a été accusée de beaucoup de choses, y compris d’avoir truqué l’alunissage », a plaisanté un fonctionnaire du DFAT dans un démenti classique qui ne dément rien.
Ces remarques grossières ont été consignées dans une lettre envoyée à Payne par John Shipton, le père de Julian. Cette missive n’est qu’un des nombreux documents fournis en exclusivité à The Grayzone par Kellie Tranter, l’autorité légale de Julian en Australie.
Pendant des années, Tranter a déposé des demandes de liberté d’information auprès du gouvernement australien dans le cadre d’une campagne visant à découvrir la véritable position de celui-ci à l’égard de Julian, et à déterminer dans quelle mesure son alliance intime avec Washington a limité sa capacité ou sa volonté de faire pression dans le cadre d’une libération.
Les documents obtenus par Tranter montrent que Canberra était tout sauf un défenseur d’Assange, citoyen australien. Bien au contraire, tout au long du séjour de Julian à l’ambassade d’Équateur et de son incarcération à la prison de haute sécurité de Belmarsh (le « Gitmo britannique »),2 le gouvernement australien s’est résolument engagé à ne rien voir, à ne rien entendre et à ne rien dire de négatif à ce sujet, alors qu’il possédait des preuves évidentes de la dégradation dramatique de la santé physique et mentale du prisonnier, et des conditions de détention relevant de la torture.
Les comptes rendus d’une brève visite d’agents du consulat australien à Belmarsh le 17 mai 2019, un mois après l’expulsion dramatique d’Assange de l’ambassade, sont particulièrement représentatifs de l’attitude de Canberra. Au cours de cette rencontre, Assange a parlé en détail des conditions de détention et de son isolement cellulaire de 23 heures par jour.
« Il reste dans sa cellule la majeure partie de la journée, avec 40 minutes allouées chaque jour pour des “associations” », ont noté les fonctionnaires consulaires australiens. « Il est autorisé à sortir 30 minutes par jour, bien qu’il ait dit que parfois cela n’arrivait pas », pour des raisons non précisées. Incapable de manger du tout « pendant une longue période », il ingurgite désormais de « petites quantités », récupère des repas à la cuisine et retourne dans sa cellule.
N’ayant droit qu’à deux visites personnelles par mois, en plus des consultations juridiques, Assange a mentionné sa récente rencontre avec Nils Melzer et deux experts médicaux spécialisés dans l’examen des victimes potentielles de torture et autres mauvais traitements ; il n’a également pas pu parler à sa famille jusqu’à présent.
Le cofondateur de WikiLeaks a évité les programmes de travail « qui lui donneraient l’occasion de sortir plus souvent de sa cellule », selon les diplomates, au motif qu’il refuse de se livrer à un « travail d’esclave » et qu’il a besoin de temps pour préparer son dossier juridique. Les détenus des prisons britanniques gagnent en moyenne 13 dollars par semaine pour un travail dur et ingrat pour le compte des grandes entreprises, qui tirent à leur tour d’immenses profits de leur exploitation.
Bien que les médecins de la prison aient eu la bonté de lui prescrire des antibiotiques et de la codéine pour un canal radiculaire infecté, qui peut mettre sa vie en danger si l’infection se propage, Assange attendait toujours ses lunettes de lecture et n’avait pas encore consulté d’optométriste. Le journaliste emprisonné a poursuivi en décrivant comment un officier supérieur « m’en veut », en montrant à ses visiteurs une fiche d’accusation indiquant qu’une fouille de sa cellule avait permis de découvrir une lame de rasoir, et qu’il n’avait pas réussi à la ranger après une inspection.
Une troisième infraction de quelque nature que ce soit « entraînerait le retrait des privilèges d’exercice », indique le document. Craignant sans doute des représailles, Assange a demandé que les fonctionnaires ne soulèvent pas ces questions auprès des autorités pénitentiaires. De toute évidence, ce qui pourrait être considéré comme une indication sans équivoque d’intentions suicidaires a été enregistré comme une simple question disciplinaire.
Ajoutant à sa détresse psychologique, Assange a indiqué qu’il avait subi des analyses de sang et qu’on lui avait annoncé qu’il était séropositif, un diagnostic choquant. Cependant, des examens ultérieurs ont confirmé que le résultat du test était un faux positif, ce qui l’a poussé à se demander si c’était une simple erreur ou « autre chose ». Il pourrait bien s’agir d’un jeu psychologique grotesque — faisant peut-être allusion aux fausses allégations d’agression sexuelle auxquelles il avait été confronté en Suède — et destiné à le pousser vers la folie.
Assange a également présenté aux agents consulaires australiens un avis d’expulsion du ministère britannique de l’Intérieur récemment publié, l’informant que le secrétaire d’État de l’époque, Sajid Javid, avait déterminé, en vertu de la loi britannique sur l’immigration de 1971, que sa présence au Royaume-Uni « n’était pas propice à l’intérêt public et qu’il serait expulsé du Royaume-Uni sans délai », sans possibilité de faire appel de la décision.
« M. Assange s’est dit inquiet de ne pas survivre à la procédure actuelle et craint de mourir s’il est emmené aux États-Unis. Il a affirmé que les États-Unis fouillaient dans ses affaires restées à l’ambassade d’Équateur. Il a déclaré que cette action était illégale », ont écrit les agents. « Il a déclaré que ses biens comprenaient deux œuvres d’art de grande valeur qu’il prévoyait de vendre pour réunir des fonds pour sa défense juridique, les manuscrits de deux livres et des documents juridiques. Il a exprimé sa crainte que ses documents juridiques soient utilisés contre lui par les États-Unis. »
Assange avait raison de dire que des documents sensibles avaient été volés par les autorités étatsuniennes. Immédiatement après son arrestation, son avocate Gareth Peirce a contacté l’ambassade d’Équateur au sujet de ce matériel — matériel qui relève du secret professionel entre un avocat et son client —, exigeant qu’il soit remis de toute urgence. Lorsque ses biens ont enfin été récupérés, tous les documents juridiques étaient manquants, à l’exception de deux volumes de dossiers de la Cour suprême « et d’un certain nombre de pages de correspondance en vrac », ce qui a fait de sa défense en cas d’extradition un défi encore plus grand qu’il ne l’était déjà.
Au cours des premières audiences d’extradition de Julian, début 2020, le procureur adjoint du district Est de la Virginie, Gordon Kromberg, s’est engagé de manière peu crédible à ce qu’une « taint team3 » retire les éléments de ces dossiers afin qu’ils ne soient pas utilisés lors du procès. Des « assurances » aussi dérisoires avaient été données au cours de la récente procédure d’appel.
À l’inverse, il n’y a eu jusqu’à présent aucune garantie publique, même peu convaincante, contre l’utilisation abusive des informations obtenues illicitement par UC Global, un contractant de la CIA, à partir de sa surveillance étendue de l’ambassade. La société de sécurité privée espagnole est allée jusqu’à mettre sur écoute les toilettes des femmes du bâtiment, où le fondateur de WikiLeaks s’entretenait avec ses avocats, à l’abri des oreilles et des yeux indiscrets — du moins l’espérait-il.
Malgré sa situation, Julian a conservé une vague dose d’optimisme quant à l’avenir lors de ses discussions avec les agents consulaires, en suggérant que le résultat des élections fédérales australiennes, qui ont eu lieu le lendemain, « pourrait permettre à un nouveau gouvernement de faire quelque chose pour soutenir son cas », et en demandant que Marise Payne soit informée de l’évolution de la situation.
Mais la coalition libérale nationale de Scott Morrison a conservé le pouvoir et aucune alerte n’a été lancée publiquement sur tout ce qui a été dit durant la visite consulaire. En effet, rester silencieux sur les souffrances de Julian, aussi horribles soient-elles, devait être une question de politique officielle.
Le 30 mai de la même année, WikiLeaks a fait l’annonce choc que Julian avait été transféré dans le service médical de Belmarsh, exprimant de « graves préoccupations » quant à son état de santé. Presque immédiatement, le Global Watch Office du DFAT a envoyé un courriel interne pour attirer l’attention sur cette information.
Le jour suivant, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Nils Melzer, a proclamé que « la persécution collective de Julian Assange doit cesser ici et maintenant ». Ce vétéran du droit international a ajouté qu’« en 20 ans de travail avec des victimes de la guerre, de la violence et de la persécution politique », il n’avait « jamais vu un groupe d’États démocratiques se liguer pour isoler, diaboliser et maltraiter délibérément un seul individu pendant si longtemps et avec si peu de respect pour la dignité humaine et l’État de droit ».
Melzer a ensuite fulminé contre une « campagne incessante et effrénée de harcèlement moral, d’intimidation et de diffamation » menée par les États-Unis, le Royaume-Uni, la Suède et l’Équateur, qui l’a soumis à « des abus persistants et de plus en plus graves, allant de la persécution judiciaire systématique et de la détention arbitraire à l’ambassade d’Équateur à l’isolement oppressif, au harcèlement et à la surveillance à l’intérieur de l’ambassade ».
En réponse, le DFAT australien a publié une déclaration dans laquelle il rejette toute suggestion selon laquelle Canberra serait « complice de torture psychologique ou aurait fait preuve d’un manque de soutien consulaire » à l’égard d’Assange, affirmant être « un ardent défenseur des droits de l’homme et un fervent partisan d’un traitement humain dans le cadre des procédures judiciaires », et se disant confiant qu’il était « traité de manière appropriée ».
En raison de « considérations de confidentialité » qui s’appliqueraient à tous les clients consulaires, le ministère a refusé de divulguer tout autre détail concernant son état physique ou mental.
Il a ajouté que le Haut-Commissariat australien à Londres « avait déjà fait part aux autorités pénitentiaires de Belmarsh de tous les problèmes de santé identifiés et que ceux-ci avaient été traités », et que d’autres enquêtes avaient été menées après le transfert de Julian dans le service de santé.
Les documents fournis à The Grayzone indiquent que, à la suite de l’annonce de Wikileaks, Canberra a effectivement adressé des requêtes à plusieurs reprises à Belmarsh, par téléphone et par courrier, qui sont restées sans réponse pendant six jours consécutifs. Alors pourquoi le haut-commissaire australien n’est-il pas intervenu pour exiger des éclaircissements immédiats sur une question d’urgence vitale ?
Quelle que soit la raison de l’inertie du gouvernement australien, un dossier consulaire daté du 8 août de la même année indique que Shipton a écrit pour informer que Julian avait été réadmis à l’infirmerie de Belmarsh et qu’un avocat rédigeait une lettre à Marise Payne, demandant au DFAT « d’utiliser ses sources diplomatiques pour obtenir une évaluation médicale indépendante (c’est-à-dire en dehors de la prison) ».
Puis, 11 jours plus tard, Shipton a mentionné que le frère de Julian, Gabriel, avait récemment visité la prison et qu’il était bouleversé par la « détérioration de l’état de santé » d’Assange, ce qui l’a amené à écrire des lettres au gouverneur général de l’Australie, David Hurley, et à Morrison pour leur faire part de ses craintes.
Le 21 octobre, Assange a comparu devant le tribunal pour une audience préliminaire dans son affaire d’extradition. Comme l’ont largement rapporté les médias grand public, il est apparu frêle et décontenancé, peinant à se rappeler son propre nom et sa date de naissance lorsque le juge lui a posé la question. Lorsque le juge qui présidait l’audience lui a demandé s’il savait ce qui se passait, Assange a répondu « pas exactement », indiquant que les conditions de détention à Belmarsh l’empêchaient de « penser correctement ».
« Je ne comprends pas en quoi cela est équitable », a déclaré le journaliste emprisonné. « Je ne peux rien rechercher, je ne peux accéder à aucun de mes écrits. C’est très difficile là où je suis. »
L’avocat d’Assange, Mark Summers, a fait valoir que la première audience d’extradition, prévue pour février 2020, devrait être reportée de trois mois en raison de la complexité de l’affaire — « les preuves […] mettraient à mal les limites de la plupart des avocats », a-t-il déclaré ; et il a évoqué l’immense difficulté de communiquer avec son client en prison, étant donné qu’il n’a pas accès à un ordinateur.
Le juge a rejeté la demande. En conséquence, Julian allait être privé de « l’accès le plus élémentaire au strict minimum nécessaire pour être représenté de façon adéquate » jusqu’à quelques semaines avant l’audience.
Trois jours plus tard, l’avocate d’Assange, Gareth Peirce, a écrit au Haut Commissariat, affirmant que si les représentants consulaires avaient assisté au procès, « ils auraient sans doute noté ce que toutes les personnes présentes au tribunal ont clairement observé », à savoir que son client était « dans un état de santé déplorable […] luttant non pas seulement pour s’en sortir, mais pour articuler ce qu’il souhaite exprimer ».
De façon incroyable, un rapport du DFAT sur les procédures, découvert par Tranter, ne mentionne pas du tout l’aspect ébouriffé de Julian, ni son état mental clairement dégradé.
Peirce a ajouté que, dans ces circonstances, il n’était pas surprenant que Julian n’ait pas autorisé les responsables de la prison à fournir au gouvernement australien des informations concernant son traitement médical, informations qui avaient été « grossièrement et illégalement altérées pendant un certain temps, y compris, ce qui est inquiétant, pendant qu’il était dans la prison de Belmarsh, de fausses informations ayant été fournies à la presse à au moins une occasion par des sources manifestement internes ».
« Nous espérons que ce que nous sommes en mesure de dire […] sera accepté par vous comme étant basé sur une observation minutieuse, y compris par des cliniciens professionnels indépendants […] Tous les avertissements professionnels fournis à la prison, y compris par au moins un médecin indépendant appelé par Belmarsh, ont été ignorés », a-t-elle écrit. « Nous serions heureux de vous rencontrer à tout moment si, en intervenant dans ce qui est maintenant une crise imminente, vous pouviez contribuer à l’améliorer et à l’éviter. »
C’est ainsi que des représentants consulaires se sont rendus à Belmarsh le 1er novembre. Au cours de leur échange, Assange a critiqué les fausses déclarations faites aux médias par le DFAT, qui laissaient entendre qu’il avait rejeté leurs offres de soutien.
Il a ensuite révélé qu’un médecin de la prison était « préoccupé » par son état. En fait, Assange a déclaré que son état psychologique était « si mauvais que son esprit s’éteignait », l’isolement quasi permanent rendant impossible pour lui « de penser ou de préparer sa défense ».
Il n’avait même pas de stylo pour écrire, était incapable de faire des recherches, ne pouvait pas recevoir de documents lors des visites juridiques, et tout son courrier était lu par des fonctionnaires de la prison avant de lui être remis.
Le mois suivant, Michael Kopelman, professeur émérite de neuropsychiatrie au King’s College London, a rédigé un rapport sur l’état psychiatrique de Julian, basé sur des rencontres tout au long de ses six premiers mois à Belmarsh, des conversations avec ses parents, ses amis, ses collègues et Stella Morris, sa compagne et mère de ses deux enfants.
Comme l’a révélé le jugement rendu en janvier par la juge Vanessa Baraitser sur la demande d’extradition des États-Unis, Kopelman a diagnostiqué chez Julian un grave trouble dépressif récurrent, qui s’accompagnait parfois de caractéristiques psychotiques telles que des hallucinations, et de fréquentes pensées suicidaires.
Ses symptômes comprenaient en outre une perte de sommeil et de poids, des troubles de la concentration, un sentiment persistant d’être au bord des larmes et un état d’agitation aiguë dans lequel il faisait les cent pas dans sa cellule jusqu’à épuisement, se frappant la tête ou la cognant contre le mur.
Assange a dit à Kopelman qu’il croyait que sa vie ne valait pas la peine d’être vécue, qu’il pensait au suicide « des centaines de fois par jour » et qu’il avait un « désir constant » de s’automutiler ou de se suicider, décrivant des plans de suicide que le professeur considérait comme « hautement plausibles ».
Les appels aux Samaritains (The Samaritans), une ligne d’assistance caritative britannique qui offre un soutien émotionnel aux personnes en détresse, qui ont du mal à s’en sortir ou qui risquent de se suicider, étaient « pratiquement » quotidiens, et lorsqu’il n’avait pas pu les joindre, Assange s’était tailladé la cuisse et l’abdomen pour distraire son sentiment d’isolement.
Kopelman a conclu que, si Assange était maintenu en isolement aux États-Unis pendant une période prolongée, sa santé mentale « se détériorerait considérablement, entraînant une dépression clinique grave et persistante et l’exacerbation grave de son trouble anxieux, de son syndrome de stress post-traumatique et de ses idées suicidaires », notamment parce que divers « facteurs de protection » dont il dispose au Royaume-Uni seraient absents aux États-Unis.
« Par exemple, il parle à sa compagne par téléphone presque tous les jours et, avant le confinement, elle lui rendait visite ainsi qu’à ses enfants, à divers amis, à son père et à d’autres parents […] [Kopelman] considérait qu’il y avait une profusion de facteurs de risque connus indiquant un danger très élevé de suicide », a enregistré Baraitser. Il a déclaré : « Je suis aussi convaincu qu’un psychiatre puisse l’être que, si l’extradition vers les États-Unis devenait imminente, M. Assange trouverait un moyen de se suicider. »
Les rapports du professeur ont été essentiels au rejet de l’ordre d’extradition — un résultat surprenant, étant donné que Baraitser a, dans le passé, approuvé l’extradition dans 96 % des cas sur lesquels elle a statué.
Néanmoins, elle a accepté tous les autres arguments et chefs d’accusation avancés par le ministère de la Justice, criminalisant en réalité un grand nombre d’activités journalistiques tout à fait légitimes et créant un précédent inquiétant, à savoir que les citoyens de n’importe quel pays peuvent être extradés vers les États-Unis pour des violations présumées de leurs lois nationales, ce qui implique que la juridiction légale de Washington est d’envergure mondiale.
En réponse à la décision, le procureur général australien de l’opposition (Shadow Attorney General), Mark Dreyfus, a publié un communiqué énergique, déclarant que le parti travailliste de l’opposition estimait que « cette affaire avait assez duré », notamment en raison de la « mauvaise santé » de Julian, et demandant à l’administration Morrison de « faire ce qu’elle peut pour tirer un trait sur cette affaire et encourager le gouvernement des États-Unis à y mettre un terme ».
À l’inverse, le DFAT a publié une note caractéristique, laconique et sans âme qui indique simplement que l’Australie ne faisait « pas partie de l’affaire et continuerait à respecter le processus juridique en cours », et qui reprend les affirmations antérieures mensongères selon lesquelles Julian avait rejeté de multiples offres d’assistance consulaire.
Canberra est simplement restée silencieuse lorsqu’en juin, la publication islandaise Stundin a révélé en détail comment un « acte d’accusation complémentaire » prononcé contre Assange en septembre 2020 — et qui l’accusait, lui et d’autres personnes de WikiLeaks, d’avoir « recruté et convenu avec des pirates informatiques de commettre des intrusions dans des ordinateurs » — reposait en grande partie sur le faux témoignage d’un fraudeur, d’un sociopathe et d’un pédophile condamné, Siggi Thordarson, qui avait auparavant détourné de vastes sommes d’argent de WikiLeaks et avait été recruté par le FBI pour saper de l’intérieur son fondateur.
Il y a de bonnes raisons de penser que le gouvernement australien savait que l’acte d’accusation était imminent. En juillet de la même année, le ministre des Affaires étrangères Payne a rencontré le directeur de la CIA, Mike Pompeo, lors d’une convention de consultations ministérielles entre l’Australie et les États-Unis, « le forum principal pour les consultations bilatérales » entre les deux pays.
Tranter a soumis des demandes de liberté d’information pour obtenir des détails sur ce rendez-vous, mais les documents qu’elle a reçus en retour ont été entièrement expurgés. Il en va de même pour les dossiers qui lui ont été communiqués concernant le sommet du ministre des Affaires étrangères avec le secrétaire d’État Antony Blinken en mai 2021.
Il était presque certain qu’Assange faisait l’objet de ces réunions. Le DFAT affirme que Payne a « soulevé la question » lorsqu’elle a de nouveau rencontré Blinken en septembre, et la ministre elle-même affirme avoir spécifiquement discuté des « attentes » de l’Australie concernant le traitement d’Assange avec le ministre britannique des Affaires étrangères Dominic Raab lors de sa visite à Canberra en février 2020. Tranter a également demandé des documents relatifs à cette réunion, mais on lui a répondu qu’il n’y en avait pas.
Lors de l’arrestation de Julian, le Premier ministre Morrison a affirmé qu’il recevrait « le même traitement que n’importe quel autre Australien ».
« Lorsque des Australiens voyagent à l’étranger et se retrouvent ensuite en difficulté avec la loi, ils font face aux systèmes judiciaires de ces pays », a déclaré Morrison. « Peu importe le crime particulier qu’ils sont censés avoir commis, c’est ainsi que le système fonctionne. »
Cependant, un courriel interne daté du 5 avril 2019 obtenu par Tranter et provenant du bureau du procureur général australien était injecté de mépris pour le cofondateur de Wikileaks. La note affirmait : « Pour info - Assange pourrait être expulsé. Je ne sais pas si ses avocats présenteront des arguments (pas très convaincants) sur les responsabilités de l’Australie à son égard, mais j’ai pensé que cela valait la peine de le signaler. »
Comme d’habitude, les représentants australiens n’ont rien dit en public sur l’enlèvement imminent d’Assange.
Le traitement d’Assange, et l’absence totale d’indignation concernant son incarcération, ses conditions de détention, les abus de procédure flagrants auxquels se livre Washington dans sa traque acharnée, et les plans de la CIA pour enlever et/ou assassiner le fondateur de WikiLeaks, divergent fortement de l’approche de l’Australie à l’égard de Kylie Moore-Gilbert, une universitaire australo-britannique emprisonnée en Iran pour une durée de 10 ans sur des accusations discutables d’espionnage, en septembre 2018.
Dans les coulisses, les diplomates australiens ont lutté pendant près de deux ans pour obtenir sa libération, et ont finalement négocié un transfert de prisonniers, dans le cadre duquel elle a été échangée contre trois détenus iraniens en Thaïlande — dont deux ont été condamnés dans le cadre d’un projet d’attentat à la bombe à Bangkok en 2012. Dans une déclaration, la ministre des Affaires étrangères Payne a exprimé son soulagement de voir Moore-Gilbert enfin libre, résultat d’un « travail professionnel et déterminé », notant que Canberra avait « constamment rejeté » les motifs pour lesquels elle était détenue.
Entre-temps, le gouvernement australien n’a cessé de renforcer la position de Washington sur Assange. En fait, les responsables sont parfois allés encore plus loin que leurs homologues étatsuniens en condamnant publiquement Julian, lui et ses actions.
En décembre 2010, la Première ministre de l’époque, Julia Gillard, a déclaré que la publication par WikiLeaks de câbles diplomatiques des États-Unis signifiait qu’Assange était « coupable d’illégalité » et que la police fédérale menait une enquête afin d’offrir « des conseils sur la conduite criminelle potentielle de l’individu impliqué ». Pour être juste envers Canberra, les représentants élus n’ont peut-être pas le choix en la matière.
Selon le journaliste d’investigation Duncan Campbell, chaque membre de Five Eyes a théoriquement le droit d’opposer son veto à une demande de renseignements d’origine électromagnétique recueillis sur un individu, un groupe ou une organisation par un autre. Cependant, explique Campbell, « quand on est un allié junior comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, on ne refuse jamais », même dans les situations où l’on s’inquiète de ce que des alliés ostensibles peuvent faire de ces informations sensibles.
Les documents obtenus par Tranter et fournis à The Grayzone offrent une vue imprenable de la trahison par l’allié junior australien de l’un de ses citoyens au profit de la puissance impériale qui le traque depuis des années. Alors que les droits de Julian Assange ont été violés à chaque instant, Canberra semble avoir été complice.
Sources :
« Five Eyes » (littéralement, « Cinq Yeux », ou « Groupe des cinq », tel que traduit par la Défense canadienne) désigne l’alliance des services de renseignement de l’Australie, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, du Royaume-Uni et des États-Unis. (NdT) ↩
« Gitmo » est une des appellations du camp de détention de Guantánamo Bay. (NdT) ↩
Le terme « taint » (souillure) est utilisé dans le domaine juridique en référence à des preuves qui ont été « souillées », gâchées ou altérées d’une manière ou d’une autre. Le plus souvent, il s’agit de preuves, de documents, de témoignages, d’identifications par des témoins ou d’aveux qui ont été obtenus illégalement par les forces de l’ordre.
Les enquêteurs emploient parfois une « filter team » (équipe de filtrage) ou « taint team » (équipe d’altération), composée de personnes qui ne participent pas à l’enquête, afin d’empêcher les enquêteurs de voir des informations susceptibles d’altérer les preuves, telles que des informations protégées par le secret professionnel de l’avocat.
Source : article de Wikipedia, « Taint (legal) » (NdT) ↩
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